En tant que film de gangster s'inscrivant dans une certaine tradition, Public Ennemies met l’Amérique face à elle même. Et en tant que film de Michael Mann, c’est une œuvre hybride : thriller nerveux au style ultra-réaliste qui, dans une ambiance de film noir, fait le portrait d’un homme fonçant tragiquement droit vers sa perte.


Dans Heat, autre film culte de Michael Mann, le personnage de Neil McCauley incarné par Robert De Niro se faisait une règle, en tant que gangster, d’être sans attaches, de pouvoir quitter tout ce qui le retient quelque part "en 30 secondes montre en main". Pour John Dillinger (excellent Johnny Depp à contre-emploi), c’est une véritable philosophie de la vie. Liberté, vitesse et efficacité sont ses maitres mots. Son goût pour les voitures puissantes et vrombissantes l’illustre autant que le montage accéléré du premier tiers du film ou la vivacité d'une caméra acrobate qui colle au moindre mouvement du personnage.Tel un météore incandescent s'abimant dans la sombre nuit des années 30, Dillinger vit sa vie à cent à l'heure, se projetant dans le grisant immédiat, sans jamais regarder dans le rétroviseur. C’est aussi le roi de l’évasion, un professionnel, qui mène la danse et suit ses propres règles.
Mais comme McCauley, il commet finalement l’erreur fatale d'enfreindre ces mêmes règles. Ce sera sa perte. Aussi, dans sa chute, ou plutôt son crash, le personnage évoque certaines figures de la mythologie grecque qui, à cause de leur hybris, sont punis par là où ils ont péchés. "Tu peux mourir en héros ou vivre en lâche", dit-il à un fonctionnaire récalcitrant au moment de vider un coffre-fort. Dillinger, lui, a déjà choisi. Ce sera la voie d'Achille : celle d'une vie courte et pleine de gloire, plutôt qu'une autre, longue, anonyme et sans frissons. De fait,comme Icare, Dillinger se brûle les ailes. Et surtout, obsédé par son image à l'instar de Narcisse, il est trahi par celle-ci. Pariant sur le goût des américains pour le spectaculaire et sur le contexte, habilement suggéré, de la Grande Dépression, il se fait passer pour celui qui ne vole pas les gens, mais les banques, celles-là même qui les ont plongées dans la misère. Il fait le show, entretient son image de héros populaire, et les gens l’aiment pour ça. Mais en s’alliant à « Baby face » Nelson (Stephen Graham, le Al Capone de Boardwalk Empire), la gâchette folle, il change cette image et perd son aura. A partir de là, ce ne sont plus des voleurs au grand cœur que les américains voient sortir des banques, ce sont des balles... qui leur sont destinées. En fait, ce changement trouve, quelques instants plus tôt, un formidable pivot dans la première scène se déroulant dans une salle de cinéma. Dans celle-ci - glaçante en ce qu'elle montre le peuple se faire programmer comme une masse de zombies exécutant sans broncher les consignes (la fameuse "mob") - Dillinger, pour la première fois spectateur de sa propre vie projetée sur écran, y voit aux actualités son portrait affiché comme un criminel : de Robin des Bois, il passe ainsi à "Ennemi Public n°1".


Mais John Dillinger est aussi l’allégorie d’une certaine Amérique : celle de l’époque où les hors la loi étaient adulés comme des icônes - n’ayant certes pas grands chose à voir avec les vrais Jesse James, Billy the kid et autres Calamity Jane (rappelons-nous de L'homme qui tua Liberty Valance) - parce qu’ils incarnaient cette soif de liberté individuelle typiquement américaine. Les marshals engagés pour l’arrêter, eux aussi, appartiennent à cette Amérique passée : à l’heure de l’automobile, on les voit débarquer en train. Et l'on en vient alors à penser aux westerns crépusculaires de Sam Peckinpah - que Mann admire beaucoup - et notamment Patt Garett et Billy the Kid. De la même manière, l’identification ultérieure de Dillinger à Clark Gable trouve son sens dans ce cadre : comme le pressentiment d'une appartenance à une histoire légendaire, un passé mythique en voie de disparition. En voie de disparition justement parce que ce genre de personnage légendaire n’a plus sa place dans la nouvelle Amérique de J. Edgar Hoover (Billy Crudup), qui réclame leur sacrifice comme autant d’offrandes sur l’autel de la modernité. C’est ce qu’exprime la scène déchirante de l’enlèvement par les fédéraux de la fiancée de Dillinger (Marion Cotillard). Ce dernier, tel une relique du passé, est alors laissé sur le bord de la route par une voiture, pris de vitesse par ce symbole des États-Unis engagés dans la marche du temps : sombre présage de sa future mort et un comble pour cet homme qui méprise le passé.
La modernité, elle, est incarnée par une criminalité qui s’organise à la manière d’une véritable entreprise et tisse sa toile sur le territoire américain. Il s'agît là de la naissance de la mafia telle qu’imaginée par ces fondateurs Lucky Luciano, Meyer Lansky et autres. Mais il s'agit aussi et surtout du prequel du fameux réseau qui fera tant de tort aux autres personnages mannien (Jeffrey Wingand, Sonny Crockett, Neil McCauley ...). Et surtout, cette nouvelle époque est incarnée par Hoover, l’image du politicien tapis dans l'ombre, ancêtre du Jesus Montoya de Miami Vice, le bureaucrate qui tire les ficelles sans se salir les mains, en laissant un Melvin Purvis (Christian Bale, très juste) - à l'opposé de la version de John Millius dans son Dillinger de 1973 - faire le salle boulot. Et si pour Dillinger, comme le laisse penser son sourire narquois, tout ceci est un jeu, pour Hoover, il s’agit bien d’une guerre où les anciennes valeurs morales n’ont plus lieu d’être. C’est même une guerre moderne qui met en jeu les technologies d’information et de communication : écoutes téléphoniques, cinéma utilisé comme propagande, deals secrets entre mafieux et agents fédéraux… Et comme toute guerre, elle fait des traumatisés. Le personnage de Purvis en est un exemple comme Michael Mann le suggère subtilement au détour de quelques ralentis furtifs où le regard de Christian Bale en dit bien plus que n'importe quel mot.
Ainsi, les temps changent, mais la violence et la dureté restent tout en étant canalisées, monopolisées. A cette heure, le "système" naissant ne tue pas encore par dissolution dans ses flux capitalistiques (cf.les morts de Vincent dans Collatéral ou d'Alonzo dans Miami Vice), il tranche, foudroie comme les éclairs de lumière que projettent les mitraillettes en action. D'où le changement esthétique - par rapport à ses autres films numériques - qu'opère ici Michael Mann en retrouvant le fidèle chef op' Dante Spinotti. Le style de mise en scène demeure le même (vif, au plus prés des sensations des personnages) mais la photographie change de façon drastique. Du flou de la nuit urbaine contemporaine et son halo de lumières diffuses dans lesquelles se noyaient Max et Vincent ou Sonny et Rico, on passe ici au régime de l'hypernetteté donnant un sentiment d'immédiateté (les années 30 comme on ne les a jamais vu au cinéma). Des infinis nuances de couleurs, on passe au clair obscur le plus contrasté et tranchant. La nuit est désormais d'un noir d'encre et les lumières : agressives, dures, froides, rasantes comme un soleil d'hiver.


Ainsi, avec le génie cinématographique qu’on lui connait, Michael Mann décrit le passage d’une Amérique utopique à une autre qui se déshumanise en se modernisant : un thème très westernien. Et de fait, c'est ainsi que le cinéaste a envisagé son film. Comme le chant du cygne du dernier héraut d'une époque révolue : le dernier gangster romantique. Bye bye, Black Bird...

Toshiro
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le 19 déc. 2014

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