Avant de se lancer gaiement à l'assaut des trois heures qui constituent Kamigami no Fukaki Fokubo, il faut être sûr de ne pas se tromper de film. Car contrairement à ce que le titre peut laisser supposer, l’œuvre ici présente n'a rien de très poétique, bien au contraire. D'ailleurs Imamura n'a jamais eu l'âme d'un poète, cela ne l'intéresse guère ; lui, il fait dans le sociologique, le politique ou l'expérimentation ! Ce film représente, en ce sens, une belle synthèse de son cinéma puisqu'il s'apparente autant à une œuvre anthropologique qu'a un conte sulfureux, théâtral et absurde ! D'ailleurs, avant de vouloir en faire un film, Imamura avait écrit cette histoire pour une pièce de théâtre, Paraji ou le lien du sang. Cette forme théâtrale on la retrouve bien sûr dans le film, avec notamment la présence d'un curieux conteur, et elle crée un décalage étrange avec l'aspect documentaire de l’œuvre. Pas facile donc d'adhérer à cette forme singulière, fortement déstabilisante, qui alterne passages documentalistes, histoire d'amour, farce grotesque (avec des personnages excessifs comme celui de la jeune femme) et drame violent (avec un final assez marquant). À cela s'ajoute une autre difficulté, celle du fond qui multiplie les références à la culture Japonaise, et notamment mythologique, rendant sa compréhension un peu difficile pour le spectateur occidental de base. Tout cela fait beaucoup de contrainte, certes, mais fort heureusement le film peut également s'apprécier sans que l'on comprenne toutes les subtilités propres à la culture nippone. Car cette histoire métaphorique sur les origines du Japon est tellement bien mise en image par Imamura, qu'elle prend une dimension universelle. Avant d'être une histoire japonaise, il s'agit d'une histoire avant tout humaine qui voit la fin d'une ère traditionnelle au profit de la modernité et de l'argent roi.


Sous ses faux airs de documentaire, Kamigami no Fukaki Fokubo débute comme un conte qui reprendrait les grandes lignes de l'histoire du Japon, de son origine mythologique à aujourd'hui. Ainsi, il était une fois une île imaginaire, perdue au milieu de la mer de Chine, où réside un peuple vivant en totale symbiose avec la nature. La vie au sein de cette petite communauté était régie par la religion, omniprésente, et la morale. Seulement, la tranquillité de ce paradis terrestre, voulu par les dieux, est perturbée par les agissements d'une famille maudite, une famille incestueuse ! Cette dernière, mise au ban de la société, est composée d'une belle collection de barjots et de dégénérés ! On y retrouve un grand-père tyrannique, un fils qui se retrouve enchaîné depuis qu'il a pagnoté avec sa sœur, et une petite fille, totalement azimutée et nymphomane, qui ne pense qu'à se donner aux premières venues. Un autre fils, Neikichi, veut tout bonnement fuir ce paradis pour aller vers la ville, symbole de la modernité.


Cette île, ainsi mise en scène, sert de parabole à Imamura pour aborder l'histoire du Japon, ou du moins sa création mythologique avec la formation du couple Izanami-Izanagi. Mais surtout, cela lui permet de passer à la loupe le comportement humain et le fonctionnement d'une société qui rappelle fortement les nôtres. On y découvre, par exemple, l'émergence d'une élite qui se sert de la religion, et des craintes païennes, pour gagner et accroître leur privilège. Le paradis terrestre se retrouve ainsi souillé par les agissements de ces hommes qui ne respectent rien, et surtout pas les principes moraux qu'ils voudraient incarner. Imamura oppose ainsi la vision de la nature, belle et majestueuse, à celle de ces humains, grossiers et suintant à grosses gouttes, qui se complaisent dans le vice ou la débauche. Mais, à l'image de ce qui est arrivée au Japon, une société ne peut vivre en totale autarcie, coupée du reste du monde. L'influence des autres civilisations est inévitable et ce fait pour le meilleur comme pour le pire. Ainsi, Neikichi rêve d'un ailleurs, symbolisée par la ville et la modernité, plus conforme à ses aspirations dans la vie. De même, le Citadin va vite s’intégrer sur l'île, malgré ses spécificités, en trouvant l'amour...histoire de nous dire, d'une bien jolie façon, que les sentiments n'ont que faire de l'ordre établit et de la morale, et favorisent le rapprochement entre les peuples. Un rapprochement qui peut avoir des effets pervers, car si la modernité apporte à l'île la prospérité, et une certaine qualité de vie, cela se fait au détriment de ses traditions et de son histoire. Ainsi, en peu de temps, le dieu argent a remplacé les anciennes divinités... De même, la nature, si belle naguère, est défigurée par une modernité qui s'impose outrageusement et l'histoire récente du pays est réduite à l'état de légende, tout juste bonne à amuser le touriste de passage. C'est sur ce constat, triste et désabusé, que se referme le conte voulu par Imamura, regrettant intimement l'oubli de ces liens du sang.

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le 9 avr. 2022

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Procol Harum

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