Toujours, l’homme a levé les yeux vers les étoiles.


Tentant d'étirer, avec celui de son regard, l'horizon des possibles, il porte avec lui l'espoir de trouver non seulement un ailleurs, mais aussi un autrement. Par-delà l'univers connu se dresse le rideau de tous les fantasmes. L'enivrement de l'imaginaire fait souvent oublier que derrière, c'est l'incompréhension et donc l'angoisse qui se terrent.


L'inconcevable.


Nous sommes préparés à un contact extraterrestre. A l’heure où vous lisez ces lignes, en divers endroits du monde, dans des bureaux tout ce qu'il y a de plus austères, d'éminents personnages s’interrogent sur cette éventualité. Ils sont astrophysiciens, théologiens, hommes politiques, psychologues, ingénieurs, législateurs, astrobiologistes… tous absorbés par cette incertaine préoccupation. La réalité de ce fantasme, Michael Madsen en témoignait dans son documentaire The Visit : Une rencontre extraterrestre. La projection qu’il y esquisse met en exergue la nécessite d’établir non seulement un contact, mais surtout un dialogue, une compréhension. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Que savez-vous de nous ? “The longer we don’t know, the greater the fear of our people” glisse Vickie Sheriff, ancienne porte-parole du premier ministre britannique. Ce sont les mêmes questions que l’on retrouvera dans la bouche des personnages de Denis Villeneuve. Ces questions essentielles, auxquelles The Visit n’osait pas apporter un simulacre de réponse, et pour cause :


Nous ne sommes pas préparés à un contact extraterrestre. Parce qu’au-delà de la risible portion de l’univers qui nous est familière, ce n’est pas seulement l’inconnu qui nous attend, mais l’inconcevable. Ce que notre esprit, conditionné par son existence dans un seul monde, dans un seul système de pensée, ne peut appréhender. Au-delà de la non-connaissance, notre cerveau n’est peut-être pas simplement capable de l’assimiler. Quel orgueil peut nous faire imaginer qu’une forme de vie entièrement distincte des nôtres aurait développé les mêmes concepts, les mêmes processus mentaux, qu’il y aurait une base pour la communication ? C’est cette interrogation fabuleuse que Premier Contact ose aborder, et qui exerce sur le spectateur tout son pouvoir de fascination : à quel point un langage, mais aussi tout le processus intellectuel qui l’a élaboré peuvent différer de ce que nous conceptualisons communément. Il ne s’agit plus d’établir un dictionnaire mais bien de dépecer totalement la fonction du langage pour la mettre à nu.


La complexité de l’interaction nous ramène immanquablement à des questionnements sur la nature de l’humanité, car il ne s’agit pas seulement de traduire des mots, mais aussi de traduire des notions, et de savoir s’il y a seulement une prise dans le système de pensée de l’autre permettant de les définir. Toutes ces caractéristiques qui paraissent si naturelles, que l’on exhale sans y penser comme l’air de nos poumons, sont soudain remises en question : la différence entre l’individuel et le collectif, la notion de volonté… Nous sommes subitement amenés à prendre conscience de leur nature hasardeuse, arbitraire sans doute à l’échelle de l’univers. Qu’est-ce qui fait que nous sommes nous ? En tant que forme de vie, qu’espèce, qu’individu ? Si Premier Contact n’embrasse pas jusqu’au bout cette trajectoire philosophique pour s’y perdre, il ne manque pas de la faire ressortir en filigrane, dans une science-fiction de celles qui interrogent la civilisation et l’être, comme seul Mike Cahill s’est escrimé à en faire ces quelques dernières années.


L’intime.


Ces quelques dernières années semble se construire une nouvelle vague de science-fiction mature, souvent préoccupée par un idéal de correction scientifique. Premier Contact ne s’en embarrasse pas véritablement, mais résonne pourtant d'une justesse rare alors qu’il embrasse des courbes ouvertement fantastiques. C’est qu’en marge de leur volonté de correction, Gravity ou Seul sur Mars restent des œuvres stériles philosophiquement, orientés qu’elles sont vers l’action et l’épique là où Premier Contact se retourne sur l’Homme pour l’envelopper de doutes, dans un enlacement intimiste. Même Interstellar, qui ouvre à de nombreuses interrogations sur notre espèce et sa pérennité, reste quelque peu crispé sous le vernis hollywoodien et ses visions grandiloquentes, si bien que loin d’être un mauvais film (Gravity et Seul sur Mars ne le sont d’ailleurs pas non plus !), il reste pourtant un film attendu et calibré, où le futur est un contexte, un enjeu certes, mais pas une essence.


Face à cela se dresse Mike Cahill qui, loin de profiter de la même couverture médiatique, est parvenu avec Another Earth et I Origins à se hisser parmi les réalisateurs de science-fiction respectés de la décennie, et pour cause : il propose une lecture complémentaire mais essentielle du genre, confinant au fantastique, mais qui utilise les projections de l’avenir comme des outils pour déconstruire le présent. Le miroir déformant. Celui qui révèle, dans les creux de nos fantasmes, toutes nos faiblesses, nos incertitudes, nos fragilités, nos désirs brûlants de les effacer ou de les combler, en somme notre nature humaine. En adaptant L’Histoire de ta vie de Ted Chiang, c’est cette trajectoire-ci que Denis Villeneuve a choisi de suivre. Ouvrant grand l’horizon de l’impossible, il se reconnecte avec l’intimité de l’âme humaine, mettant en exergue ses doutes, ses peurs, ses espoirs que l’écrasante masse de l’inconnu permet de mettre en mouvement ; si bien que chaque prise de conscience sur l’altérité est avant tout une réalisation sur soi-même.


L’histoire personnelle de l’héroïne se mêle ainsi à celle de l’humanité, ce qui constitue le ressort émotionnel principal du film mais que l’on pourra parfois jauger avec une indifférence teintée d’impatience tant l’écart des enjeux respectifs peut paraître grand. Pourtant, sans ces moments qui renvoient parfois quelques reflets un peu niais, Premier Contact manquerait son objectif, puisque ce n’est pas le destin grandiose d’une race qui le préoccupe mais bien la manière dont l’individu est affecté en profondeur. Après tout, comment pourrait-on faire abstraction des bouleversements majeurs qui secoueraient l’ensemble de l’humanité à l’arrivée d’une forme de vie extraterrestre ? Il serait bien plus facile, en revanche, d’ignorer la série de changements, violents comme délicats, immédiats comme progressifs, qui affectent les trajectoires personnelles. Si nous ne sommes pas au point de Another Earth, qui fait presque complètement fi de la vue d’ensemble, on atteint ici un équilibre subtil entre le macro et le micro, tous deux traités avec une pudeur exemplaire.


L’écrasant.


C’est avec une pudeur exemplaire que Denis Villeneuve met en scène ce qui, on l’a vu trop souvent, aurait pu prendre un faciès outrancier voire grotesque. Point n’est besoin d’être retentissant : Premier Contact se contente d’être impressionnant. Sans démesure, sans éclats, il se contente de poser images et musique dont le poids écrasant suffit à adresser la disproportion de l’enjeu. De par leur aspect extrêmement épuré, les apparitions que constituent les vaisseaux extra-terrestres évoquent un monde d’une sophistication prodigieuse, face auquel l’humanité, désorganisée, grouillante, semble une colonie d’insectes. Dotées d’un langage complexe, d’un aspect physique qui inspire tant la fascination que la crainte, ces créatures venues d’ailleurs semblent tantôt des sages descendus sur Terre pour guider l’humanité vers un stade supérieur, tantôt l’engeance d’un mal innommable et irrésistible face auquel le seul recours serait le désespoir. Tout cela sans jamais, pourtant, porter d’autre menace ou promesse que le fait d’être là, présent, certes pas mutique mais sibyllin, et d’une élégance rare.


Quant à notre peuple dérisoire, on s’apercevra que l’on se passe volontiers des cris et des bousculades, des passants hystériques et des familles calfeutrées chez elles pour témoigner de la panique venue tordre les tripes de l’humanité : un silence interdit, un accrochage fruit de la nervosité suffisent. Ce qu’il sera plus intéressant d’observer, cependant, est non pas la peur frontale mais la paranoïa, déployée dans toutes les directions, obscurcissant l’horizon dans un jeu d’intentions supposées de plus en plus noires. Côte à côte avec la crainte du dissemblable, qui se constitue un temps en ennemi commun, c’est celle du semblable, celui dont l’on comprend mieux les rouages lâches et corrompus, qui vient se dresser. Encore une fois, l’autre est prétexte à se retourner sur soi, à voir se refléter dans le miroir le poids de sa culpabilité et de son égoïsme. Ces formes massives, posées dans le ciel, hermétiques à la compréhension, sont autant de pavés dans la mare de la planète Terre.


C’est que la terreur de ce qu’on ne comprend pas, la plus naturelle, la plus viscérale, la plus dangereuse aussi, est la mise à l’épreuve suprême face à laquelle ne demeurent que deux possibles : se remettre en question ou échouer. Ne dit-on pas que ce sont dans les tragédies que se révèle le véritable fond des êtres ? Ce serait trop simple s’il s’agissait simplement de faire tomber le masque : plutôt, c’est dans ses grimaces, dans ses déchirements alors qu’il devient soudain inadapté, que l’on peut entrevoir, entre ses coutures décousues, le visage véritable de celui qui se trouve pris au piège. Et ici, c’est l’humanité toute entière qui est prise au piège, prenant soudain conscience de son unité là où elle s’était depuis longtemps oubliée dans l’individu… avant d’être à nouveau menacée par la gangrène de l’égoïsme. C’est cette délicate hésitation entre union et division, ce ressac paniqué, cette perte de repères sur laquelle Denis Villeneuve parvient à poser le doigt dans Premier Contact, mais sans jamais trop appuyer, par petites incisions chirurgicales sur la toile d’un film qui ne se perd jamais dans un sensationnalisme vulgaire.


L’autrement.


Toujours, l’homme a levé les yeux vers les étoiles. Mais la véritable obsession de l’homme, ce n’est pas l’espace. C’est le temps. Toujours il cherche à étirer les dimensions spatiales qui bornent son monde pour se distraire de la seule qui véritablement le préoccupe : la dimension temporelle. Parce que c’est en elle que la vie arrive. Les émotions, les sensations, tout cela ne peut s’écouler que dans cette quatrième dimension qui nous échappe immanquablement. C’est elle, notre Graal, notre tentation suprême. Déjà, ce qui préoccupait l’héroïne de Another Earth n’était pas tant de se rendre ailleurs, sur cette planète jumelle soudain apparue dans le ciel, mais plutôt de s'emparer de son caractère alternatif pour réécrire son histoire et fuir les erreurs de sa propre réalité. De la même manière, Premier Contact se déploie comme une spirale temporelle, dans lesquelles passé, présent et futur se cristallisent en autant de doutes et de promesses, révolutionnant autour de ce jour, de cette rencontre essentielle comme un point de convergence.


Toujours, l’homme a levé les yeux vers les étoiles. Mais la véritable obsession de l’homme, ce n’est pas l’espace. C’est le temps. Une fois qu’il l’a appris, jamais il ne peut oublier que la lumière qu’il fixe est vieille de milliers d’années, et que peut-être son émettrice s’est depuis longtemps éteinte. De la même manière, l’humanité de Premier Contact est un point sur une frise dont elle ne peut concevoir la longueur. Eux savent. Eux sont venus pour cela. Pour transmettre à notre espèce prisonnière du temps la clef permettant de s’en affranchir. Le trésor inespéré, celui qui ébranle tout. Celui qui, pour de bon, élève l’humanité au rang supérieur, enfin maître de la quatrième dimension, enfin pleinement habitant de son univers. L’autre lieu amène avec lui un autre temps ; ou plutôt : l’autre amène un autrement. Alors, la spirale temporelle explose. Ses morceaux s’en réorganisent sous nos yeux, prenant un sens nouveau, et l’on s’en trouve bouleversé. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela change, au fond ? Pourquoi, si viscéralement..?


Toujours, l’homme a levé les yeux vers les étoiles. Mais la véritable obsession de l’homme, ce n’est pas l’espace. C’est le temps. Et pourtant. Même avec le temps, que peut faire l’homme, sinon de le vivre ? Il n’a jamais plus que ce qui lui est imparti. Connaître le temps peut certes influer sur lui, mais pas nous arracher à notre destin. L’autre temps n’est pas forcément un autrement. Cet état de fait, est-il tragique ou sublime ? Sans doute les deux à la fois. Ne serait-on pas tenté de céder au désespoir, à voir déjà tout le fil de son histoire déroulé sous ses yeux, en ayant déjà lu le chapitre final ? J’aurais été prête à le croire. Premier Contact me suggère une autre vision. Une vision magnanime, de celles qui appellent à l’amour et au pardon, des autres mais avant tout de soi, avec une douceur infinie. L’acceptation. Jeune adolescente, je lisais dans Ellana de Pierre Bottero une phrase que jamais je n’oublierai : « Être libre, ce n’est pas faire ce que l’on veut, c’est faire ce que l’on doit. » Elle n’a jamais aussi bien pris sens.

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le 3 déc. 2016

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Lila Gaius

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