Finalement, il existe assez peu de films nippons traitants de la tragédie d'Hiroshima et de Nagasaki alors qu'il s'agit quand même d'un événement majeur de l'histoire récente du pays et dont les répercussions sont toujours perceptibles. On pense par exemple à Rhapsodie en août de Kurosawa ou encore à Eureka d'Aoyama qui ont la particularité de s'intéresser aux effets à long terme en se focalisant sur le devenir des survivants. Deux films totalement différents dans leur conception mais qui tentent de répondre à une même question : comment vivre avec le poids d'une telle tragédie sur les épaules ? Shohei Imamura s'inscrit lui aussi dans cette démarche en s'intéressant moins aux événements du 06 août 1945 qu'à la petite histoire d'un village de campagne et plus particulièrement au devenir de la famille d'Yasuko. Cette dernière, jeune fille au moment du drame, va devenir l'emblème des victimes de la bombe, les hibakusha, qui vont devoir affronter, en plus des problèmes de santé, le mépris et le rejet du reste de la population. Et Imamura, avec beaucoup d'intelligence, de se demander si la peur et l'ignorance ne font pas autant de dégâts sur les êtres que l'exposition aux radiations.

On comprend facilement qu'Imamura ne cherche pas à faire un film choc sur le sujet, comme a pu le faire Watkins avec The War Game, et qu'il privilégie la chronique sociale, voire le documentaire, pour sensibiliser l'opinion publique sur les problèmes encourus par les hibakusha. Ainsi, il va évoquer les événements d'août 45 sans s'y attarder outre mesure, privilégiant le noir et blanc afin de mettre en avant plus la détresse humaine que l'horreur des images. Il va filmer les ruines, les corps en partie brûlés ou totalement carbonisés, les gens qui crient quand ils ne sont muets d'horreur, ou encore ceux qui fuient lorsqu'ils ne sont pas pétrifiés de terreur, d'une façon presque surréaliste, à la manière d'un film de Romero. Cela lui permet de véhiculer une certaine idée du chaos et de la folie humaine. Cela nous permet de tenter d'imaginer ce qui ne peut être filmé : l'apocalypse.

Une fois débarrassé de ces images - mais s'en débarrasse-t-on vraiment ? - Imamura peut enfin porter toute son attention sur l'humain, sur les victimes et sur le drame que va constituer leur vie future. On se retrouve des années après la fin de la guerre et pourtant celle-ci ne semble avoir jamais avoir quitté les lieux : les séquelles physiques sont toujours perceptibles (maladies, dégradations des corps après l'exposition aux radiations, malformations...) mais elles sont également d'ordre psychologique (comme avec cet ancien soldat qui se croit de nouveau en temps de guerre au moindre bruit suspect) voire sociale (exclusion socio-professionnelle, refus de célébrer un mariage avec une hibakusha). Le grand mérite d'Imamura est qu'il traite son sujet sous la forme d'une comédie de l'absurde au sein de laquelle l'ironie et l'amertume prennent la place du pathos et de la dramatisation excessive. Sa démarche rend le film déstabilisant, ne sachant si l'on doit rire ou pleurer, on a parfois du mal à y adhérer totalement. Même si les premières minutes sont glaçantes d’effrois et les dernières suffisamment bouleversantes pour nous faire oublier toutes nos retenus. Le drame de cette population, dont la vie a un avant-goût de la mort, prend ainsi une dimension presque pathétique voire grotesque : ils sont les victimes de la guerre mais ils représentent également la honte de la défaite et pour cela les autorités préfèrent les oublier. Les victimes en sont réduites à pêcher la carpe pour profiter des vertus supposées du poisson. Tout cela est ridicule, tout comme peuvent l'être les raisons qui empêchent Yasuko de se marier et de vivre sa vie. Tout cela est révoltant, certes, mais la palme du ridicule, Imamura préfère encore la remettre à ces dirigeants qui, connaissant les dangers de l'arme atomique, s'entêtent à toujours vouloir l'utiliser.

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le 19 mars 2023

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Procol Harum

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