Perfect Days
7.4
Perfect Days

Film de Wim Wenders (2023)

« Je ne sais préparer que du tofu… Les côtelettes et autres recettes chic, je laisse ça aux autres réalisateurs. » — Yasujirō Ozu

Le tofu d’Ozu est avant tout une trajectoire, un cheminement cinématographique qui débute par un référentiel hollywoodien (Chaplin, Lubitsch) avant de se diriger vers un cinéma zen à l’épure caractéristique, porteur de “plats” signatures comme le plan tatami ou le pillow shots (plan sur des natures mortes, des paysages que l’humanité semble avoir désertés, témoignant de l’impermanence des choses). Un cheminement que Wim Wenders fait sien, près de 40 après avoir parcouru le monde d’Ozu dans Tokyo-Ga, avec Perfect Days, œuvre zen et peu spectaculaire qui s’échine à nous ramener au niveau du tatami afin de nous imprégner de la lumière éternelle de ces “natures mortes” et, surtout, d’être réceptif à celle que l’on ne sait plus voir, celle devenue presque invisible émanant de ces figures passagères que sont les êtres humains.

Dans une ville comme Tokyo, à l’effervescence gloutonne, l’individu se distingue difficilement. Une nouvelle architecture pourtant nous alerte de sa présence en ces lieux : il s’agit de toilettes publiques high tech dont les parois translucides deviennent soudainement opaques lorsqu’un citoyen les utilise : et soudainement, c’est lorsqu’on ne le voit plus qu’on devine sa présence. C'est simple, on dirait presque un pillow shot d’Ozu nous causant de l’individu en nous montrant son absence, sa disparition. Un lieu qui tapa dans les yeux de Wim Wenders, lui qui devait en faire le sujet d’une série de petits documentaires au nom des autorités nippones. Perfect Days vient de naitre, et il va s’employer à guider notre regard vers ce monde qui est sous notre nez et qui demeure, pourtant, bien souvent invisible à nos yeux.

Celui qui est invisible, c’est lui : Hirayama, un travailleur de l’ombre qui nettoie, astique, bichonne les toilettes publiques au grand jour, dans l’indifférence totale d’une population qui fait mine de ne pas le voir. Oui, mais voilà : notre Sisyphe moderne est heureux ! Il s’épanouit dans cette routine quotidienne où les gestes s’harmonisent à force d’être répétés (le rangement de son couchage, l’enfilage de sa tenue de travail, l’arrosage de ses plantations, etc.), où l’esprit se nourrit et s’évade à travers ses lectures, ses vieilles cassettes audios ou ses innombrables photographies argentiques. Personnage taiseux et solitaire, Hirayama visite toujours les mêmes lieux, interagit avec à peu près les mêmes personnes (commerçants, collègues). Un périple en vase clos, anti-spectaculaire à souhait, dont Wim Wenders va poétiser l’instant en mettant en relief la modeste beauté du quotidien.

Une beauté suggérée par une caméra nous invitant à la contemplation de ces gestes dépossédés de leurs futilités à force d’être ritualisés : nettoyer, frotter, passer la serpillère, plonger dans un bain public ou se repaitre d’une bonne table. Autant de gestes simples dont leurs réalisations suffisent à donner du sens à la vie de Hirayama, et finalement à le rendre heureux. “Maintenant, c’est maintenant”, souffle-t-il à sa nièce : il a sa place dans le monde, son utilité : sa quiétude est totale.

Seulement, reconnaissons le, malgré son rythme et sa narration en mode mineur, l’émerveillement est rare, localisé essentiellement sur ces plans sur un arbre centenaire et ces séquences de rêverie, en noir et blanc, dans lesquelles dansent les ombres émises par les motifs du jour. On notera par ailleurs que les arrêts sur image, combinés au format 4/3, renforcent joliment les liens entre les rêves et l’activité de photographe amateur. Pour le reste, nous sommes surtout spectateurs du spectacle offert par Hirayama : c’est son visage, sa candeur, ou son émotion qui va venir nous attendrir, et non la contemplation de la nature elle-même. Pas de grand travail formel ici, tout passe par l’humain. C'est la limite et la force de ce film que d’être porté par son personnage principal, par l’interprétation de Kōji Yakusho et sa capacité à transmettre des émotions à travers son attitude, son visage, son regard. Si l’accroche ne se fait pas, le film risquera d’être perçu comme quelque chose de mécanique, fade, n’exploitant que superficiellement son sujet. Un film un peu trop lisse ou aseptisé, à l’instar de ces toilettes promises au nettoyage alors qu’elles ne sont jamais vraiment sales...

Fort heureusement, l’écriture subtilement allusive offre au spectateur des zones d’ombre à explorer : qui est vraiment le personnage ? Quelles sont les raisons qui le poussent à s’astreindre à une telle vie ? Quel est son passé, son histoire ? Est-il vraiment heureux ? Le scénario nous lâche au compte-gouttes des informations, mais ne répond pas à toutes nos questions, nous poussant ainsi à imaginer des réponses.

Mais les zones d’ombre s’explorent également à travers le regard de Kōji Yakusho, magnifique acteur passé notamment chez Imamura et Kurosawa, et celui bien plus symbolique de Yasujirō Ozu. Ce dernier est convoqué à l’écran à travers le nom du protagoniste, Hirayama, qui rappelle évidemment le personnage tenu par Chishū Ryū dans Voyage à Tokyo. Seulement, contrairement au couple de retraités du célèbre chef-d’œuvre nippon, admirant Tokyo depuis les hauteurs d’un immeuble, le regard d’Hirayama se porte rarement sur la ville et reste perpétuellement au “niveau du tatami “. S’il regarde parfois vers le haut, admirant la fière présence d’un arbre ou de la Tokyo Skytree, il ne cherche guère à s’élever, par modestie sans doute, demeurant à jamais à “hauteur d’homme”.

Des Hommes qui vont sortir de l’ombre urbaine à travers son regard, prenant les traits d’une nièce éprise de liberté, d’une libraire amoureuse des mots des autres, d’un jeune collègue cherchant l’âme sœur, d’un SDF ignoré par le monde ou encore d’une barman dont le cœur s’ouvre sur quelques notes de musique... porté par ce regard empathique, on voit des Japonais sous influence (la musique britannique, les livres de Faulkner, le base-ball à la télévision), parfois hautain et méprisant, mais également capables de fantaisie (la partie de morpion “dans les toilettes”, le jeu avec les ombres) et d’émotions sincères (la rencontre avec la nièce ou l’homme cancéreux). Des êtres humains, complexes et pluriels, ni foncièrement bons ou mauvais, mais dont la beauté est accessible à celui qui sait les écouter et les regarder dans le blanc des yeux. Comme lors de cette ultime scène où le regard caméra de Kōji Yakusho et les notes de musique disent tout de l’humain qui nous fait face, celui qui a fendu sa carapace et fait un pas vers l’autre, sortant enfin de l’ombre dans laquelle il se trouvait...

Procol-Harum
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le 1 déc. 2023

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