Pas vu pas pris
7.5
Pas vu pas pris

Documentaire de Pierre Carles (1998)

Un film à faire, un coup pour peu

Chroniqueur de Dechavanne licencié pour non-respect des animateurs de la chaîne (France2), puis contributeur à la série des Strip-Tease, le journaliste-reporter, enquêteur et trublion Pierre Carles réalise en 1995 le documentaire Pas vu à la télé pour Canal+. Mais cette commande destinée à nourrir une thématique « Politique, télévision & morale », sur le thème de la connivence entre politiciens et hommes de médias, est censurée, notamment parce qu’elle présente un entretien « volé » entre Mougeotte (directeur des programmes de TF1) et François Léotard (Ministre de la Défense). De surcroît, cet entretien explicite (dont Carles possède une copie mais qui n’a jamais été diffusé sur une quelconque antenne, alors que rien ne l’interdisait) devait être diffusé sans commentaires. Carles ne lâche pas l’affaire et essaie d’imposer son reportage, tout en prenant contact avec des personnalités médiatiques ; sa censure est relevée par Le Monde et Libération, puis attire à lui Karl Zéro, ce dernier arrivant alors lui-même sur Canal+ pour y animer son Vrai Journal. Pas vu pas pris est le récit de ces péripéties et ressasse tous les faits et interventions. Il ne sortira en salles qu’en 1998 grâce à l’association « Pour voir pas vu » conjointement animée par Charlie Hebdo et Gébé ; c’est le premier film de Pierre Carles et il démarre sa trilogie sur les médias, prolongée récemment par Fin de concession.
.
Entre brûlot tatillon et work in progress, le style s’impose déjà. Pierre Carles se filme dans son enquête, sans tronquer les images ; le montage s’efface au profit de la vérité documentaire. Mais les œillères de Pierre Carles elles aussi sont là en permanence. Pas vu pas pris anticipe précocement la rebellocratie de Canal+ et son manque de courage social et politique ; il montre une chaîne somme toute alignée dans les attitudes sur ses concurrentes et dévorée par les réseaux et les conflits d’intérêts. C’est l’un des grands mérites du documentaire et à ce titre, une pièce à charges. En outre il apporte, surtout dans sa seconde moitié, des informations intéressantes sur certaines personnalités médiatiques en relevant leurs contradictions (Michel Field notamment) ; une piqûre de rappel sur la cuisine interne de la télévision et ses mœurs parfois borderline, à l’instar du choix par le Président de la République de ses questionneurs pour les entretiens officiels.
.
Toutefois, Carles lui-même ressemble à un adolescent levant le voile sur des secrets de polichinelle. Il est probant dans les faits, pointe un phénomène réel mais reste aux portes, non seulement des confidents, mais aussi de l’engagement sérieux et dérangeant. Lorsque Canal+ fait une fronde contre lui, en retournant, à l’occasion d’un autre exemplaire de la même émission où son sujet devait être diffusé, vers les interviewés pour qu’ils fassent part de leur expérience et pour refouler l’affaire naissante autour de cette censure, Pierre Carles fait de cette ligue un trophée (de même que l’appui paradoxal de Karl Zéro). Et il a raison car c’est une preuve qu’il touche juste. Mais pourquoi, dans son propre documentaire où il a les mains libres, Pierre Carles ne va pas au bout des choses, en pointant, au-delà des liens incestueux, la constitution de certains monopoles dans les coulisses de la télévision ? En l’état, s’il est pourfendeur et grain de sable, il ne fait que remuer quelques-uns, assène implicitement ses convictions socialement de gauche, mais le système pointé n’a pas à se faire le moindre souci.
.
A l’arrivée, il évoque somme toute peu de choses. A propos du lobbying entre les décideurs médiatiques et politiques, que chacun soupçonne et relève, Carles apporte peu de pièces à son dossier, sacralisant le bout de révélation, l’extrait à l’arrachée dont il fait le pilier et la pièce décisive de son film. Or il n’y a pas de choc : juste la démonstration d’une connivence entre des individus de pouvoir, mais rien d’illégal, rien d’outrancier, simplement des éléments cruciaux généralement opérés en privé, qui ici ont la chance, pour les curieux, de se retrouver en public grâce à une caméra cachée et l’inattention de ces deux individus de pouvoir dans un contexte détendu et franc. Pierre Carles s’embarque ici, mais c’est une de ses sales manies, dans une croisade puérile en s’appuyant sur des faits criants mais tout à fait communs. Ses ornières anarchistes le flouent, s’il dénonce une certaine désinformation et la lâcheté de ses collaborateurs potentiels, il oublie d’expliquer la nature du problème, ergotant par un torrent de morceaux de bravoure avortés. Les journalistes ne font pas leur travail, soit ; mais qui ne le fait pas non plus, qui omet de séparer les pouvoirs ? Où est le contrôle, la supervision indépendante de ces médias vendus ou opportunistes ? Il est évident qu’un dirigeant de chaîne ou qu’un journaliste défende ses intérêts, de même qu’un ouvrier défend la maison qui le nourrit. Il s’agirait plutôt de voir s’il franchit les limites et dans ce cas, rappeler à l’ordre (et même à la loi), or nous sommes très loin de ce genre de sortie de route de la part des antagonistes et de ce type de témérité réellement pugnace de la part de Carles. Trop occupé à cogner, Carles oublie ces questions essentielles. Trop vaguement et férocement contestataire, il oublie totalement d’apporter de la matière et de la réflexion à son sujet, mais aussi des objectifs. Un film à faire, un coup pour peu.


https://zogarok.wordpress.com/2015/01/29/pas-vu-pas-pris/

Créée

le 27 juin 2015

Critique lue 868 fois

15 j'aime

5 commentaires

Zogarok

Écrit par

Critique lue 868 fois

15
5

D'autres avis sur Pas vu pas pris

Pas vu pas pris
cinewater
7

"Avec des gens de mauvaise foi, il faut être de mauvaise foi."

L'origine de Pas vu pas pris est un documentaire intitulé Pas vu à la télé commandé par Canal + à Pierre Carles. L'idée de l'émission part d'une conversation privée de 8min entre François Léotard,...

le 4 janv. 2012

15 j'aime

5

Pas vu pas pris
Dr_Wily
8

Alain de Greef : "Ca va paaaaaas"

Il existe des personnes qui ont conscience d'un état de fait. En l'occurrence ici, la connivence entre les media et les politiques. On se doute bien, que les gens de la TV discutent avec les...

le 31 janv. 2013

6 j'aime

Pas vu pas pris
gio
8

Fond nul, forme géniale

Noter ce film fut assez difficile pour moi, tant je suis partagé entre le fond et la forme. Sur le fond, Pierre Carles utilise bel et bien des procédés staliniens à base de procès d'intentions et de...

Par

le 15 mai 2013

3 j'aime

5

Du même critique

La Haine
Zogarok
3

Les "bons" ploucs de banlieue

En 1995, Mathieu Kassovitz a ving-six ans, non pas seize. C'est pourtant à ce moment qu'il réalise La Haine. Il y montre la vie des banlieues, par le prisme de trois amis (un juif, un noir, un...

le 13 nov. 2013

49 j'aime

20

Kirikou et la Sorcière
Zogarok
10

Le pacificateur

C’est la métamorphose d’un nain intrépide, héros à contre-courant demandant au méchant de l’histoire pourquoi il s’obstine à camper cette position. Né par sa propre volonté et détenant déjà l’usage...

le 11 févr. 2015

48 j'aime

4

Les Visiteurs
Zogarok
9

Mysticisme folklo

L‘une des meilleures comédies françaises de tous les temps. Pas la plus légère, mais efficace et imaginative. Les Visiteurs a rassemblé près de 14 millions de spectateurs en salles en 1993,...

le 8 déc. 2014

31 j'aime

2