Retrouver le cinéma d'Abbas Kiarostami, à travers sa célèbre trilogie du Koker, à une vertu pour le moins surprenante, celle liée au souvenir suave d'un cinéma de naguère, hors du temps, hors des usages modernes, dont l'audace ultime est de privilégier l'art de raconter une histoire à celui des effets, spéciaux, de mode, de tout et de rien... Avec Où est la maison de mon ami ?, notre homme remet au goût du jour le conte persan avec un récit initiatique, d'une simplicité extrême, au cours duquel les fondamentaux de l'individu sont revisités en douceur (enfance, famille, responsabilité, etc.) afin d'en extraire une morale, une leçon de vie assimilable par tous. Mais comme dans toute bonne fable, l'essentiel se trouve en arrière-plan, écrit délicatement en filigrane de l'histoire principale, nous révélant la vision qu'un artiste porte sur une société qui vient de connaître la révolution islamique.


Avant d'affiner sa méthode avec des films comme Et la vie continue ou Au travers des oliviers, Kiarostami s'emploie à l'art du conte avec une finesse et une dextérité pour le moins remarquable. Dès les premiers instants, temps conté et réel se confondent, nous piégeant dans cette salle de classe aux côtés d'Ahmad, dont la caméra ne lâchera plus le regard étonné jusqu'à la fin. Pour être exact, il y a bien une scène où l'on va perdre de vue le gamin, ce sera pour observer le retour du vieux menuisier chez lui. Il s'agit de la seule séquence dépourvue d'intérêt de tout le métrage, prouvant de ce fait que le charme ténu de l'histoire se loge dans ce lien que l'on a tissé progressivement avec le principal protagoniste. C'est bien là que l'on mesure les talents de conteur de Kiarostami, dans sa capacité à nous immerger lentement dans la réalité d'Ahmad, celle d'un gamin qui doit toujours lever la tête et écouter les invectives des grands, parler sans jamais être entendu ; afin de prendre conscience du dilemme insoluble qui s'offre à lui, à savoir concilier devoirs d'écolier et familiaux, préoccupations enfantines (son amitié avec Nématzadé) et adultes (aider ses parents aux tâches quotidiennes), élaboration d'une identité propre et soumission aux diktats d'une société figée sur ses principes.


Ainsi, en adoptant le point de vue d'Ahmad et en épousant le rythme de ses pas, Kiarostami nous fait partager pleinement son aventure, sa peur face à ce monde immense et inconnu, sa crainte d'être puni s'il ne revient pas à temps chez lui, son désarroi face à des adultes qui le ne comprennent pas, n'écoutent pas ses paroles et vont même jusqu'à déchirer les pages de ce cahier si précieux pour lui. Notre empathie pour lui grandie peu à peu, bien aidé en cela par la fraîcheur du jeune interprète, tout comme notre regard évolue avec le sien au fil des rencontres : ce monde où les individus, quels que soient leur sexe ou leur âge, sont soumis au labeur (le vieil homme dissimulé par son fagot, les femmes regroupées entre elles pour laver le linge, l'enfant traînant piteusement un bidon de lait) ou aux coutumes d'un autre âge (l'éducation autoritaire du grand-père), permet également la grâce, la bonté, l'expression d'une personnalité enfin assumée. C'est ce qui en ressort de la rencontre avec le vieux menuisier, le seul à entrer en dialogue avec Ahmad, lui transmettant la valeur des actes, du partage et de la sensibilité, ou la foi en l'humain tout simplement.


Mais pour en arriver là, Kiarostami décide de nous malmener, mettant à l'épreuve notre patience, exacerbant notre ressenti, afin de nous faire éprouver l'aventure du jeune héros. Et cela marche assez bien, il faut l'avouer, notre homme ne lésinant pas sur les moyens pour provoquer l'imaginaire. S'inspirant du néoréalisme, il reconstitue ainsi un univers âpre, pesant, baigné d'une lumière naturelle qui accentue sa dimension désenchantée. Ce parti pris renforce le sentiment d'abandon et rend d'autant plus belle la rencontre avec le menuisier, où la nuit enchanteresse va permette l’avènement du merveilleux. Le reste du visuel sera travaillé de la même manière : les couleurs bleutées et les décors dépouillés vont renforcer les impressions de froideur et de désolation ; la composition des plans (ruelles tortueuses, forêt clairsemée, colline zébrée par un long chemin) va mettre en relief le côté aventureux, la découverte de l'inconnu. La tension et le suspense seront ainsi nos compagnes durant tout le périple, nous abandonnant parfois au détour d'une impasse ou d'une recherche infructueuse, avant de se rappeler à notre bon souvenir d'une manière assez violente, par l'intermédiaire de ce vent qui survient inopinément pour exalter la dramaturgie de l'instant (la réussite ou non du stratagème d'Ahmad pour sauver son ami).


Tout cela fait de Où est la maison de mon ami ?, un conte passionnant à suivre, en dépit de ses quelques maladresses, comme ce didactisme latent, ou des limites de sa narration. Il faut dire que le principe de la mise à l'épreuve passe par le jeu des répétitions (les mêmes questions posées inlassablement, les mêmes chemins arpentés dans tous les sens), donnant quelques longueurs à la péloche. Kiarostami ajustera par la suite sa méthode en multipliant les points de vue et ayant recours à la voiture comme moyen de déplacement, dynamisant ainsi son récit.


Malgré tout, on appréciera la finesse d'un cinéaste qui contourne la censure afin de filmer un quotidien qui en dit long sur la société iranienne, avec ces multiples générations entassées sous un même toit, ces traditions issues du passé qui façonnent le présent, avec ce dépeuplement des campagnes qui voit l'homme se couper de ses racines pour aller vivre dans une ville où "il n'a pas sa place". Kiarostami filme et capte l'air du temps, grave sur la pellicule les doutes de ces Hommes pris entre un passé trop présent et un avenir bien incertain. Il rappelle alors que l'espoir d'un pays se trouve avant tout dans le cœur de l'homme, dans sa détermination à exister et à ne pas subir, comme le fait Ahmad en transgressant les lois et en se réappropriant le meilleur du passé (les valeurs de l'artisan) : l'altruisme alors porte ses fruits, les tensions s'apaisent, la bonté devient une offrande faite aux autres, telle une fleur que l'on transmet de main en main.



Créée

le 14 mars 2024

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Procol Harum

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