Le succès de cet Oppenheimer, malgré sa sortie estivale et son ton plutôt tragique, ne fait que le confirmer : Christopher Nolan, que cela nous plaise ou non, pourrait être le dernier auteur de blockbusters à Hollywood, ou du moins le dernier possédant un véritable pouvoir d'attraction. Ce constat induit de nombreuses problématiques : outre le fait de nous demander comment en sommes-nous réduits à cela, nous pouvons nous questionner sur ce qui en fait un auteur, sur la nature commune de son œuvre, et sur ce qui fait ainsi dans cette nature son pouvoir d'attraction. D'un côté, dans ses thèmes, et ce dernier film ne fait que le confirmer, une forme d'intellectualisme de physicien, semblant tout droit sorti du récent Asteroid City dans ses verbiages incessants. De l'autre, et au plus profond de son image cinématographique, ce que nous pouvons tout simplement appeler une affinité au spectacle, ou justement à la spectacularisation de principes physiques ou métaphysiques pour en faire ressortir précisément ce qu'ils ont de plus fantastique, de proprement extra-ordinaire. Cette question du spectacle était non seulement une vue cinématographique appliquée aux dites thématiques, mais également un point central de son œuvre, d'Inception, dans lequel la question de la mise en scène s'impose au sein de ces rêves artificiels, au Prestige. Dès lors, un film comme Oppenheimer était attendu (Nolan, passionné du spectacle jusqu'à la fétichisation des effets pratiques, jusqu'à en devenir amoureux de la bombe en bon docteur Folamour), redouté même : plus que jamais confronté au réel et surtout à son horreur, la bombe atomique, comment allait-il le spectaculariser, et à quel prix ? Cependant, le film sorti et vu, il semble maintenant évident que la nouvelle abjection crainte résidait bien plus dans la campagne de promotion du film que dans la nature même de son image.


C'était finalement une évidence : en connaissant le Nolan scénariste, on pouvait déjà prédire la réalisation d'Oppenheimer. C'est-à-dire une fusion contrôlée, sans folie de la radiation, d'avantage présente chez David Lynch et son célèbre épisode 8 de Twin Peaks : The Return (bien qu'il n'en faisait pas un spectacle non plus, mais y révélait plutôt ce que la physique quantique avait de plus purement pictural dans sa manifestation du microcosmique, réduction à l'abstraction visuelle la plus pure).

Ici, la fusion est contrôlée, oui, donc le spectacle atomique ne peut se faire car c'est la course contre la montre qui reprend le dessus, le temps qui fixe sa marque sur une œuvre qui n'en a plus à accorder à la jouissance, qu'elle soit immorale ou non, ni même à la contemplation de principes physiques. D'où l'interruption progressive des flashs atomiques, cédant à ceux des appareils photographiques, d'où le test de Trinity éclipsé, par les discours nationalistes, par la récupération militaire de la bombe : le contexte prévaut, la situation mène le bal.


Justement, c'est surtout qu'Oppenheimer marque d'abord par son intrigue davantage collective qu'il n'y paraîtrait. Le célèbre scientifique en est le sujet, oui, mais Los Alamos le centre : il s'agit avant-tout d'y cohabiter, d'en transformer une synergie collective en fusion atomique. Nolan y passe vite, toujours plus vite, et se fait moins organique dans ce portrait qu'un Anderson dernièrement, mais c'est pourtant bien cette synergie qui s'impose en force centrifugeuse du film, jusqu'aux nombreux procès et instances publiques saupoudrant le récit cinématographique. Car dans ces quêtes de justice, c'est la communauté scientifique qui intéresse le cinéaste, dans sa recherche de vérité au sein d'un pays divisé et gangrené (par le Maccarthysme plutôt que le communisme naturellement).

Dès lors, c'est du passage constant de la conscience individuelle (la mort de l'amante, les visions culpabilisantes de Hiroshima) à la collective (la guerre, froide ou chaude, la menace de la bombe H) que se nourrit Oppenheimer. Cela apparaît de manière fragrante dans une scène presque burlesque, au sens propre du terme, quand Jean Tatlock, la dite amante, fait lire au lit une citation hindouiste, la célèbre maxime associée à Oppenheimer : « Now I have become Death, the destroyer of the worlds ». Le saut de l'intime au métaphysique est alors instantané, brusque, Tatlock apparaissant comme une absurde oracle. Cela serait même indécent d'étrangeté, si justement le film de Nolan ne fonctionnait pas par ces sauts, plus même qu'à force de passages, ramenant toujours la bombe à ses créateurs, tel lors de l'opération Trinity quand les contre-champs impulsifs nous rejettent en permanence face à ces prométhées modernes, et ceux-ci au contexte géopolitique qui les concerne et les implique malgré-eux, comme pris dans un projet qu'ils ne veulent ou ne peuvent plus interrompre, pris dans leur fatale curiosité morbide.


Enfin, ces consciences se font tout autant consciences de temporalité. En effet, ces sauts de l'individu au collectif ne sont pas qu'une affaire réflexive, loin de là, et sont bien dictés par le temps comme on l'a vu. Non seulement de part la vitesse de son écoulement, mais surtout du fait de la densité de son entremêlement. De fait, si l'on a vite déploré la rapidité du montage d'Oppenheimer, auquel on attribue un rythme de bande-annonce (pas forcément à tort), ce sont plutôt les changements de temporalités, et ainsi de points de vues, de perspectives, qui choquent et inondent le spectateur à coups d'impulsions d'images. C'est que Nolan se fait ainsi bien cinéaste physicien : le temps s'en retrouve non seulement relatif, mais réversible.

Voilà ainsi de l'image à proprement parlé radioactive, se manifestant telle une fusion oui, irradiant véritablement le spectateur, dès l'introduction où l'invisible découle du visible (les réactions d'atomes jaillissant des bris de verres), jusqu'à la conclusion, alors que le récit se replie sur lui-même à mesure que l'étau se referme sur Oppenheimer, à mesure que le passé clarifie les strates d'images du procès ou au contraire en déstabilise la narration en y imposant ses résonances.


Pourquoi cette radicalité temporelle, cette recherche atomique, qui appesanti le film, voire peut sembler en anéantir l'émotion, porter atteinte à son humanité même ? Car, en montrant les impératifs temporels sur la construction de la bombe, il s'agit, bien plus que de révéler le poids du temps présent s'écoulant au dos des protagonistes apprentis démiurges, d'en montrer l'emprise sur le passé : ce n'est finalement pas tant la menace nazie qui oblige la manufacture (quand Hitler meurt la bombe n'est toujours pas mise au point), mais déjà les impératifs militaires de la guerre froide. La révélation atomique de la forme n'est ainsi qu'un retour au présent, une manière de ré-axer la recherche historique vers ce qui demeure, et compte, la réaction en chaîne de l'armement, déjà lancée, se déroulant sous nos yeux et peut-être (sans doute?) inarrêtable. Évidemment, Nolan ne s'intéresse alors qu'à un temps collectif, normé surtout pourrait-on-dire, à la temporalité d'un cinéma qui risque à chaque seconde de passer sous la domination du scénario (division du récit en chapitres, Albert Einstein transformé en véritable fusil de Tchekhov), ou de chavirer en rencontrant de lourds topos d'un langage visuel véritablement propre à la bande-annonce et ses musiques tonitruantes. Mais envers cela, malgré ceci, son cinéma se fait bien ici fusion, une fusion contrôlée oui, mais une fusion qui demeure radioactive : les atomes jaillissent, l'énergie s'active dirait-on, l'image se révèle pour ce qu'elle est, une particule libre, une onde dont la vague de diffusion menace de sa vitesse de propulsion et s'affranchit de la linéarité.

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le 8 août 2023

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