After Blue (Paradis sale) est symptomatique d'un cinéma mort-né, qui, dès les premières minutes et jusqu'aux dernières n'a rien à dire, rien à montrer et surtout rien en quoi croire, pas même en lui-même. Un point culminant de cinéma factice qui atteint le vain, le futile, le grotesque, la médiocrité abyssale, qui répond facilement à une question: jusqu'où l’artificialité peut être revendiquée?


«Le cinéma, c'est le mensonge vingt-quatre fois par seconde.», dit bien Brian De Palma en réponse à la célèbre citation du Petit Soldat de Godard: il est vrai que passé l'invention technique des frères Lumières et son aspect documentaire, le cinéma s'est depuis toujours placé au cœur du mensonge, dans la fiction. Dès le début du XXe siècle, George Méliès affirmait un univers singulier et merveilleux, une application à vouloir recréer le plus fidèlement possible (comme avec la peinture appliquée sur la pellicule pour retrouver les couleurs absentes au cinématographe des Lumière) tout en jouant totalement des ressorts d'un magicien, d'un illusionniste.
Dès lors, oui le cinéma, c'est bien le mensonge vingt-quatre fois par seconde. Simplement il s'agit d'un mensonge d'un menteur de génie, d'un talentueux faussaire, d'un mythomane en chef: le cinéaste met en scène le mensonge dans sa plus belle forme, au point de l'élever au rang de vérité intérieure au film. Le cinéma-mensonge atteint alors sa limite, tout comme le cinéma-vérité s'autodétruit dans la quête poussive d'immersion, de réalisme et d'objectivité, quand le mensonge n'est plus guidé, n'est plus orchestré, quand même le réalisateur, même le film lui-même n'y croient plus ou ne semblent plus y croire: il devient alors plutôt une ridicule mascarade.


Bertrand Mandico, dans toute sa qualité de réalisateur de clips musicaux (tel que pour le groupe de musique électronique M83), se jette pleinement dans ce gouffre, celui d'un cinéma ouvertement factice, ouvertement kitsch, ouvertement excessif. Dans ce cas, comment en tant que spectateur croire en un film qui ne croit même pas en lui-même?
L'univers de ce «paradis sale» est si exubérant qu'il en devient effarant de bêtise et de prétention: l'héroïne appelée à de maintes reprises avec insistance «Toxic», les divagations de masturbation intellectuelle futuriste de Vimala Pons «Sternberg», l'ennemi «Kate Bush» qu'il faut tuer, et surtout ces armes et leurs noms de marques de luxe. La bassesse du film se résume alors à un dilemme d'intentions: ou bien Mandico croit réellement en sa parabole politique de critique de la société de consommation (au hasard), ou bien il n'y croit pas.
La sombre stupidité de la première option qui résumerait l'homme à une personne d'une idiotie sans nom fait naturellement préférer par sympathie la deuxième, dans laquelle Mandico serait bien un «artiste», doté d'un sens de l'ironie et de la parodie des plus aiguisés. Mais à quoi bon ? A quoi bon faire un film si l'on n'y croit pas pleinement? Pour l'esthétique? Mais qu'est-ce qu'une esthétique si elle ne sert un propos, si elle n'accompagne pas une vision, un fond? Le scénario, les personnages, tout est secondaire face à une mise en scène, qui aussi belle soit-elle, n'a rien à dire en elle-même. Un fond? Mais quel fond?


Ce qu'il en ressort alors n'est pas mieux qu'un faux nanar, pas mieux qu'un film industriel de streaming: simplement au mieux de remplir les algorithmes ici on divertit le cinéphile, séduit par le visuel, la pellicule, le grain, le pratique, la rétroprojection, quitte à en oublier le principal: l'émotion, les sentiments évoqués par les textures, les sensations.
Pourquoi la rétroprojection fonctionnait à merveille dans Annette de Leos Carax? Car, au-delà du mélange d'artifice et de réel voulu, le minimalisme de la scène était sublimé par une mise en scène d'excellence et insistait sur l'intensité tragique des rapports entre les personnages. Tout ce qui manque à After Blue, tout ce qui en fait un film vintage poseur à la place d'un véritable chef-d’œuvre.


Finalement le cynisme égale de médiocrité la prétention, tant Mandico semble appréhender la série B et le cinéma de genre avec une stupidité inhérente à son film, en y rajoutant une touche «auteur» qui, elle, touche le véritable nanar dans ses dialogues. Que dirait Cronenberg devant ces effets-spéciaux crasseux pour être crasseux, gluants jusqu'à l'absurde , devant cet érotisme de pacotille qui filme répétitivement les corps sans faire naître aucun désir ni dégoût, mais comme de véritables mannequins inanimés? Que dirait Hawks ou Leone, eux qui insufflaient un vrai fond politique dans leurs films et une vraie mise en scène, face à cet espèce de western dont les décors ne rappellent que facticité, kitsch et studio plutôt qu'ouverture, grandeur, et nature luxuriante d'une planète?
Ce qu'il y a de plus fondamentalement effarant dans ce long-métrage, c'est bien, au-delà de sa prétention, au-delà de son esbroufe, au-delà de son scénario faible, au-delà de ses dialogues ridicules, au-delà de ses personnages vides, au-delà de son érotisme vain, c'est bien sa manière de rabaisser le cinéma de genre, avec condescendance et naïveté à la fois. Non, faire de la science-fiction «à l'américaine» ce n'est ni rajouter du vocabulaire anglais pseudo-futuriste ni des effets-spéciaux moches, non faire du cinéma de genre ce n'est pas du gore et du sexe pour paraître subversif, et, non faire du cinéma d'auteur ce n'est pas faire déblatérer ses personnages des stupidités cosmiques. Un film n'est pas un clip! Dépassant les bornes du bon-sens et du bon goût, celles de l'intellect et de la réflexion, celles du divertissement et du spectacle, celles de la fiction, Mandico plonge dans son paradis pour atteindre les abysses du cinéma, les abysses de la bêtise.

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le 27 févr. 2022

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