La fiction dont les légendes sont faites

Et si le plus grand drame de la guerre était moins de mourir au combat que de nourrir cet oubli dans lequel on plonge bon nombre de combattant : à votre sacrifice, la patrie est reconnaissante, mais pas trop... Elle oubliera vite votre existence si votre nom n’est pas entré dans les livres d’histoire. Vous resterez à jamais quelques lettres de plus inscrites sur une pierre tombale, ce cadavre de trop peuplant des cimetières déjà si vastes et si nombreux...


Pour gagner sa place dans la mémoire collective, au sein de cette grande histoire faite de noms prestigieux, il faut éventuellement être capable d’inventer sa propre histoire, d'échapper à ce réel fertile en oubli pour ériger son propre mythe. Un mythe comme celui d’Onoda, ce simple soldat devenu célèbre pour avoir été oublié en temps de guerre, pour avoir poursuivi un combat isolement alors que l’armistice était signé depuis longtemps. En se penchant sur ce cas éminemment paradoxal, Arthur Harari renouvelle joliment le « film sur la guerre », délaissant la simple retranscription historique pour questionner l’étonnant pouvoir de la fiction sur le réel : Onoda aurait pu avoir un destin de pitoyable loser, de fou furieux ou d’horrible criminel de guerre (il n’hésite pas, quand même, à tuer des civils), mais grâce à la fiction il est devenu un héros pour l’éternité : en réinventant sa propre réalité (son propre monde et sa propre guerre), en refusant le statu de héros mort au combat, il se confectionne l’étoffe dont on fait les légendes vivantes.


Cette dimension mythologique, fondée sur du rien si ce n’est de la romance, est parfaitement mise en avant par la scène clé du film : alors qu’il croupit sur l’île depuis des années, oublié par un Japon qui le croit mort depuis longtemps, Onoda reçoit la visite d’un jeune homme aventureux. Ce dernier, en effet, lui explique qu’il voulait rencontrer, dans l’ordre, un panda en liberté, le soldat nippon perdu sur son île et enfin le yéti. On comprend alors la place qu’occupe notre soldat dans l’inconscient collectif, entre la rareté et le mythe absolu. On comprend, surtout, qu’on a une représentation de lui qui se moque de sa propre réalité : on lui a façonné une image mythique, celle du soldat éternel, du combattant hors du temps. Il n’est plus un simple corps, destiné à pourrir, mais une abstraction, une idée, une certaine représentation de l’honneur : il est celui qui reste fidèle à ses idéaux et à son devoir, quitte à ne pas croire au réel, à la fin de guerre du Pacifique et à la capitulation du Japon. Une image qu’il a provoquée grâce à la fiction, en faisant régner sur une petite île et ses habitants, la violente terreur d’une guerre totalement imaginaire. Un imaginaire qui se substitue au réel comme le montrent ces scènes où il se réapproprie le territoire, dote les lieux d’identité, de croyance, d’une dimension profonde dont il serait le seul créateur.


Un créateur qui est, lui-même, la création d’une autre fiction, mise en place par Hirohito pour gagner la guerre, contée par le Major Taniguchi, son mentor (ou menteur) : on lui raconte une histoire à dormir debout, ou plutôt 10 000 nuits dans la jungle, en lui faisant croire que « la vraie guerre » est secrète et qu’elle est menée par une armée, elle-même, secrète. On lui inculque la méfiance à l’égard de tout ce qu’il peut voir ou entendre, lui disant que le véritable honneur ne réside pas dans la mort au combat, tel un Kamikaze et son Zéro, mais plutôt dans la survie opiniâtre et têtue : son corps devient sa patrie, sa vie son honneur. Si la dimension factice de cet embrigadement est perceptible, Onoda y croit farouchement et devient ainsi l’acteur principal de cette fiction. Il met notamment en application le principe de la chanson de Sado : qu’importe la réalité des paroles, la chanson se chante toujours de la même façon. Qu'importe la réalité, donc, du moment que rien ne vient gripper les doux rouages de la fiction : l’imaginaire c’est la vie ; face à un réel anxiogène, c’est bien souvent la seule bouée qui reste à l’homme pour ne pas sombrer.


Le film d’Arthur Harari, ainsi, se démarque des habituelles productions consacrées à la guerre, cherchant moins à conter une débâcle historique (les crimes commis par les Japonais, la déshumanisation guerrière, cf Les Feux dans la plaine, La condition de l'homme...) qu’à sonder l’âme humaine : il est question d’honneur, de croyance, d’amitié, de solitude, de quête de repères moraux, et de mécanismes mis en place pour lutter contre la vacuité ou la désespérance provoquée par la vie. Onoda convoque notre empathie, et devient terriblement émouvant, en faisant de la fiction une arme offerte à l’individu pour reconquérir sa propre humanité. C'est bien pour cela que la mise en scène dégage de la douceur et de la sérénité, contrairement au baroque inquiet fréquemment utilisé pour évoquer l’errance en pleine jungle, comme dans Aguirre d’Herzog ou Apocalypse Now de Coppola.


Son corps, c'est le Japon ; son existence, c'est l'Empire... Ce qui peut ressembler à de la folie permet, à Onoda, de ne pas capituler face au réel, de ne pas baisser les armes face à la médiocrité environnante : la fiction de sa survie lui offre un monde conforme à ses aspirations, un monde dépourvu de défaite et de honte, un monde parfait dans lequel Hiroshima et Nagasaki n’auraient jamais existé. Il érige finalement un véritable univers cinématographique, dont les vertus sont limitées à sa seule vision, lui permettant de sauver sa psyché et donc de perpétuer son idéal : en remettant en cause la « vérité officielle », émise par l’armée, son père ou un poste de radio, il met en place un mécanisme de défense assurant son salut mental. Ainsi, plutôt que de sombrer dans la folie ou la monstruosité, il finit par investir une humanité des plus dignes, capable de tisser des liens d’amitié ou de commémorer la mémoire de ses compagnons disparus. Si sa réalité semble mensongère aux yeux de tous, ce qu’il loge au fond de lui brille en fait d’une vérité infiniment profonde et salvatrice. Son mythe est en marche, il devient déjà autre chose qu’un corps soumit à la dégénérescence de ses organes et l’obsolescence de sa pensée.


Cette métamorphose du corps, en quelque chose de plus grand et d’impérissable, fait justement l’objet d’un remarquable et subtil travail esthétique : plus le récit avance, plus la mort dépeuple le petit monde d’Onoda, plus le corps de notre soldat fusionne avec son univers : son physique se minéralise, sa tenue s’orne de feuilles et de branchages, sa dissolution dans l’environnement est en cours. Une sensation entretenue habilement par les efforts de mise en scène, les cadrages, les échelles de plan et les délicats mouvements de caméra, décrivant à travers l’écran la symbiose entre un individu et la nature : il s’assombrit avec la tempête, s’apaise avec le soleil, échappe à la temporalité humaine pour épouser celle des saisons. Contrairement au personnage de Kinski dans Aguirre, il ne cherche pas une couronne dans le conflit avec la nature, il devient légende en faisant corps avec elle.


Le scénario travaille également cette impression en n’offrant jamais à Onoda la possibilité d’être dans le temps présent, le privant de facto d’un véritable lien avec le réel. Au début du récit, ses actes sont dédiés au futur (la cartographie de l’île doit préparer le terrain à une prochaine intervention militaire), tandis que la deuxième partie du film oriente indéfectiblement son regard vers le passé (le souvenir de ses amis défunts qu’il rattache à une partie de l’île). Le présent n’étant jamais investi, il échappe à la décrépitude du réel pour devenir quelque chose d’immatérielle, d’éternelle, de spirituelle. C'est ce que souligne, avec mélancolie, l’ultime scène : en arrachant Onoda à son île, l’hélicoptère militaire parachève la dissociation entre le corps et l’esprit : si son corps mortel s’envole à l’horizon, son esprit se diffuse pour toujours à travers l’île. Sa légende est actée.


« When the legend becomes facts, print the legend ! », John Ford.

Procol-Harum
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le 18 déc. 2021

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