Si la continuité est de mise chez Carlos Reygadas, mêlant une nouvelle fois paysages et désamours, Nuestro tiempo induit toutefois une véritable évolution au sein de son œuvre : bien plus bergmanien que malickien, dans un style plus maîtrisé et moins abstrait que dans Post Tenebras Lux, il renouvelle avec force l’une des thématiques les plus usitées de notre temps, celle de la crise conjugale.
Habituellement circonscrite au sein d’un huis clos familial, elle prend cette fois-ci la forme d’une véritable tempête, parcourant aussi bien ce ranch perdu au cœur du Mexique que le cœur perdu de Juan, responsable et témoin impuissant de la lente déliquescence de son couple. Certes les ingrédients qui la composent sont connus de tous – rancœur, jalousie, non-dits, etc. - mais la mise en scène de Carlos Reygadas rend son spectacle fascinant : en s’adossant à la matière ou au tellurique, en faisant de la nature et du monde bovidé un habile contrepoint, il parvient véritablement à matérialiser les atermoiements et l’ambiguïté des Hommes.
Dès son ouverture, qui reprend et prolonge celle de Post Tenebras Lux, Nuestro tiempo s’inscrit dans un registre sensoriel en invoquant un retour aux sources originelles : sur l’éden terrestre, vivent en symbiose hommes et femmes, enfants et adultes, maîtres et serviteurs. Baignant tous dans une même eau boueuse, enfants et adolescents séduisent, vivent et touchent du doigt un instant de bonheur. Tandis que sur la terre ferme, ouvriers et patrons se toisent, s’opposent, s’affrontent tacitement. Le bonheur, pour eux, semble déjà loin.
À travers ce microcosme social ainsi reconstitué, dans une séquence où le naturalisme et la contemplation invitent habilement à l’introspection, Reygadas amorce un questionnement existentiel des plus passionnants : pourquoi, alors que nous sommes tous issus d’une même glaise originelle, finit-on par nous écharper, nous mentir, nous faire souffrir ? Pourquoi tant de beauté ou d’harmonie d’un côté, et de laideur ou de discorde de l’autre ? Par quels mécanismes étranges, l’Homme parvient-il à souiller son paradis, à précipiter son propre malheur ?
Pour tenter de répondre à ces questions, il porte son regard sur un ranch où il est question également de cohabitation harmonieuse entre les sexes, les générations, les classes sociales différentes, et plus généralement entre l’Homme et le monde qui l’entoure. Si le scénario est prévisible et peu étoffé, c’est bien grâce à sa mise en scène, immersive, sensorielle et délicatement lyrique, que Reygadas révèle les dissonances intimes : en nous faisant entendre la rupture de ton provoquée par un concert de timbales, il nous fait percevoir la disharmonie induite par la survenue de la jalousie au sein du couple ; en nous laissant voir la mécanique interne d’une voiture, lorsque Esther est perdue dans ses pensées adultérines, il nous rappelle l’engrenage dans lequel le couple tombe ; en filmant l’encornade fatale des taureaux, il identifie la propre rage de Juan. Pour Reygadas, la surface des choses n’a d’intérêt qu’à être percée : de l’immensité des paysages de Tlaxcala à l’intimité du couple, tout le film ne tient qu’à décrire un mouvement vers l’avant, vers les entrailles de la vie, vers la profondeur des sentiments.
Seulement, celle-ci n’est jamais véritablement atteinte, et c’est bien là où le film déçoit quelque peu : sur-écrits, les dialogues véhiculent moins une vérité dramatique qu’une impression d’artificialité (renforcée notamment par la voix-off) ; la construction métaphorique, parfois un peu trop démonstrative (la symbolique du taureau), flirte dangereusement avec le poncif (les relations homme/ femme, la virilité du mâle …) ; quant à l’étirement des séquences, notamment dans la première partie du film, elle ne semble nullement justifiée et met souvent à mal notre patience. On peut difficilement éviter la comparaison avecRoma de Cuarón qui, finalement, réussi là où Nuestro tiempo échoue : plus intimiste, plus subtile, plus proche d’une vérité bouleversante.
Cela étant dit, Nuestro tiempo sait potentialiser la force de ses images, notamment en illustrant l’ambivalence propre à nos existences : nos déluges intérieurs sont aussi bien la manifestation de nos imperfections que le signe de notre attachement au monde qui nous entoure.
(6.5/10)