On connaît tous ces vieux couples qui ne semblent plus rien n'avoir à se dire. Vous savez ces gens qui vivent ensemble depuis si longtemps qu'ils ne savent plus vraiment pourquoi. Ils ont sans doute oublié les sourires qu'ils déposaient tout autour d'eux, ou les sentiments qu'ils les unissaient autrefois. Oui mais voilà, le temps a passé et a jauni les amours de jeunesse comme une vieille photo usée... Comment l'amour peut-il être mort si nous nous sommes tant aimé, naguère ? Voilà une question que l'on peut se poser en parlant de soi ou de ses connaissances. Scola, lui, se la pose pour un pays. Le sien, l'Italie bien sûr. Alors il prend à partie les siens, ses compatriotes, mais également tous ceux qui ont eu un jour des rêves de jeunesse ! Il nous invite alors à feuilleter l'album de nos souvenirs pour essayer de comprendre la situation présente. Mais se souvenir pour dresser un constat, que ce soit pour un individu ou un pays, est toujours un exercice difficile car on engage toujours notre affect. Si ce constat peut être source d'amertume ou de mélancolie, il peut aussi avoir un effet bénéfique sur le présent et sur l'avenir...comme une prise de conscience qui permet tous les espoirs, et pourquoi pas rallumer un peu de passion chez ce vieux couple usé par le temps.
Ça va faire trente ans que la guerre est finie. Ça va faire trente ans que la tyrannie est défaite et que la liberté n'est plus muselée. Il y a trente ans, le ciel s'éclaircissait sur l'Italie et tout un peuple se mettait alors à espérer. Mais aujourd'hui que reste-t-il de ces espoirs, de ces rêves, de ces illusions... Pour bien comprendre le temps présent, Scola propose de nous poser et de nous rappeler... Alors il met sur "pause" sa narration et suspend dans le temps le plongeon, éminemment symbolique, de Vittorio Gassman dans sa luxueuse piscine. On remonte alors le fil de l'Histoire jusqu'au jour de la libération, découvrant ainsi trois jeunes hommes, beaux et plein d'avenir, qui s’apprêtent à écrire l'Italie de demain.
Nicola, c'est l'intellectuel. Il est féru de culture et de cinéma notamment. D'ailleurs il se voit déjà comme un brillant critique, défendant l'idée que le cinéma doit éveiller les consciences populaires. Un cinéma du peuple, pour le peuple, totalement à l'opposé de l'époque des téléphones blancs. Le néoréalisme est sa religion, De Sica est son prophète, et "Ladri di biciclette" est, en quelque sorte, sa bible cinématographique. Ensuite on retrouve Gianni, c'est le personnage de Gassman vu précédemment, il est étudiant en droit et fortement idéaliste : il se voit en une sorte de chevalier blanc se mettant au service des plus faibles et défendant les justes causes. Et enfin on a Antonio. C'est un personnage qui nous apparaît plus humble et plus entêté que les autres ; il est sensible au doux chant du communisme et va défendre un idéal politique.
On suit ainsi les parcours croisés de ces trois potes, on se nourrit de la fougue de leur jeunesse et de leurs belles utopies. On a envie de croire en leur engagement, en leur rêve, en leur amour. Seulement le principe de réalité est souvent cruel pour les idéalistes. Les années passent et l'enthousiasme du début semble refréné par les vicissitudes de la vie. L'idéalisme de Nicola ne lui a pas permis de révolutionner le cinéma. Pire, il a même provoqué la ruine de sa vie de famille. De même, si le brave Antonio est toujours fidèle à un idéal marxiste, il n'a pu révolutionner la société. Pire, celle-ci a même vendue son âme au capitalisme. Même Gianni a mis au placard son beau costume de chevalier blanc pour endosser le costume trois-pièces du parfait capitaliste. Tout est alors résumé par la fameuse réplique : "Nous voulions changer le monde, mais le monde nous a changé !".
À travers les parcours de ces trois personnages, se dessine la destinée d'un pays. La lutte des classes espérée au lendemain de la chute des chemises noires n'a finalement pas eu lieu. L'éveil populaire espéré par la bande à De Sica n'a pas fait long feu... Tout comme le néoréalisme d'ailleurs. Une partie de la société s'est embourgeoisée, montrant le visage d'une Italie du luxe, du raffinement, de la douceur de vivre. Ou plutôt de la "Dolce Vita" dont la fameuse scène de la fontaine semble symboliser au mieux la nouvelle image du pays. Seulement cette image masque une réalité sociale bien lourde. Comme si les problèmes évoqués par "Ladri di biciclette" n'avaient toujours pas été résolus, mais simplement endormis ou passé sous silence.
Alors avec "C'eravamo tanto amati", Scola ne juge pas ses personnages ni son pays, il laisse d'ailleurs Gianni se baigner dans son luxe. Pour lui, le souvenir ne doit pas se limiter à faire le constat de l'échec des idéalistes, mais bien de faire renaître l'espoir en chacun de nous. Le personnage qui s'en sort le mieux étant Antonio, le seul qui n'est pas résigné, alors oui, l'espoir demeure.