Nausicaä de la vallée du vent
7.9
Nausicaä de la vallée du vent

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (1984)

Le frémissement perceptible à l'issu de son premier film laissait entrevoir un avenir radieux, truffé de fantaisie et de jolis moments de cinoche. Malgré tout, on était loin de se douter que l'évolution souhaitée se transformerait en révolution ouatée, transfigurant en profondeur un cinéma d'animation bien trop souvent engoncé dans ses préoccupations commerciales. Nausicaä de la vallée du vent n'est pas seulement le premier chef-d'œuvre signé Hayao Miyazaki, c'est le début d'un nouvel univers aussi inquiétant que poétique, peuplé d'animaux fantastiques, de monstres mécaniques et d'engins volants ; c'est une contrée, à la richesse foisonnante, où l'on passe dans un même mouvement d'une paysannerie rudimentaire à un milieu futuriste époustouflant, où les effets toxiques de l'Homme se cognent brutalement aux éléments de la nature... c'est une véritable mythologie qui prend forme sous nos yeux, avec ses récits fantastiques et ses légendes, son panthéisme écolo et ses héroïnes féminines, voire enfantines. Toute la singularité du cinéma de Miyazaki se dévoile à l'écran, avec ses craintes, ses doutes, ses aspirations environnementales ainsi que son goût pour la SF bien ficelée. Bien sûr, la maîtrise n'est pas encore totale : le récit semble parfois manquer d'unité et s'encombre bien souvent de long discours explicatif ; quant à l'animation, elle n'égale pas encore le niveau d'élégance de ses futures productions (Le Voyage de Chihiro notamment)... malgré tout, ce qui fait l'infime saveur de ce cinéma-là est déjà bien présent : la virtuosité, la force de l'imaginaire, la grâce poétique, la réalité poignante qui se dessine à travers une fable, certes charmante, mais toujours dénuée de manichéisme primaire et de puérilité doucereuse. Avec Nausicaä de la vallée du vent, le spectacle familial gagne ses lettres de noblesse, le cinéma d'animation se mue en grand art.

De cette nouvelle dimension, nous en percevons l'ampleur dès les premiers instants, dès les premières images... Il ne faut, en fait, qu'une dizaine de minutes au cinéaste pour étaler ses gammes et nous délivrer toute l'étendu de son talent : en une poignée de dessins l'univers apocalyptique prend forme. On est saisie par la tragédie de cette humanité, déchue de son piédestal par la guerre, contraint à une régression vers la féodalité, à un retour aux sources sans doute salvateur. On prend brutalement conscience du drame de la "mer de corruption", de cette forêt immense peuplée de dieux insectes (ou Omu) et de plantes toxiques luttant pour la sauvegarde de l'écosystème. La précision du dessin et le jeu sur les sous-entendus lui permettent de faire passer de nombreux messages avec éloquence et subtilité : la représentation imposante de l'élément naturel (Omu, foret) donne toute son importance aux préoccupations écologiques ; la simple vision d'un glaive ensanglanté introduit la folie belliqueuse des Hommes ; les combinaisons protectrices ou les masques des personnages induisent immédiatement les idées de dangerosités et toxicités, etc. Sans avoir recours à des discours pompeux, en l'espace simplement de quelques coups de crayon, le cadre et les thématiques sont introduits avec subtilité et gravité, tout comme la dimension légendaire, symbolisée par son héroïne Nausicaä.

Là aussi, gestuel et finesse de trait nous éclairent immédiatement sur sa nature propre et son destin futur : celui d'être l'élue, la figure messianique qui guidera les Hommes vers une vie en symbiose avec la nature. Évidemment, dit comme cela on peut craindre le conte lourdement moralisateur. Miyazaki va parfaitement contourner le piège en esquissant la personnalité de son héroïne par petite touche savamment disséminé tout au long du récit : son admiration pour l'Omu témoigne d'un profond respect pour la nature, sa douceur avec le renard-écureuil révèle son pacifisme, son observation attentive d'une foret, a priori hostile, met en exergue son intelligence ou sa clairvoyance. Mais surtout, il gagne le cœur de son spectateur en faisant de son héroïne un modèle imparfait, un personnage faillible...comme les autres ! Ainsi, on appréciera de la voir trébucher, se tromper, être submergée par les émotions, se laisser aller à la colère. Lorsque le mot "assassin" retenti, claque comme un coup de tonnerre, ce n'est pas une princesse de conte de fée que nous avons devant nous, mais bien un être complexe, profondément humain, préfigurant avec force ce que sera la Princesse Mononoké.

C'est sur cette humanité, ainsi exacerbée, que va venir se greffer les véritables intentions du cinéaste, prolongeant les préoccupations écolo par un vrai discours humaniste : ce n'est pas une "divinité" qui vient sauver le monde, mais l'Homme lui même ! L'idée est sans doute un peu candide, mais elle révèle la volonté de Miyazaki de responsabiliser l'individu, son cinéma, en plus de sa dimension divertissante, s'attachera toujours à éduquer ou informer. On appréciera tout particulièrement son talent de conteur qui lui permet de faire passer ses discours avec finesse et acuité, en développant notamment la sphère intime de ses personnages.

Ainsi, ce n'est pas par hasard si les scènes clefs du film évoluent sur ce terrain, loin des péripéties héroïques, comme ce flashback qui nous éclaire sur l'enfance de Nausicaä, sur les liens privilégiés qu'elle peut avoir avec l'Omu (ou la nature) et sur le dégoût qu'elle peut éprouver envers une humanité monstrueuse et destructrice symbolisée par son propre géniteur. En s'opposant à celui-ci, en tuant symboliquement le père, Nausicaä parvient à se réaliser en tant que Femme, donnant ainsi l'occasion à la prophétie de la Vallée du vent de se réaliser : c'est en cherchant à comprendre le monstre, le soi disant "méchant de l'histoire", qu'elle permet l'union entre l'Homme et la nature. Ce n'est pas pour rien si ce personnage s'inspire à la fois de la Nausicaä d'Homère, celle qui voit la beauté d'Ulysse malgré son aspect repoussant, et d'un conte classique, La princesse qui aimait les insectes. À travers son héroïne, Miyazaki nous interpelle sur notre relation à l'autre, celui qui est différent, étrange, " monstrueux ". La leçon finement conduite à une valeur éminemment universelle : au prix d'un peu de compréhension et d'un soupçon d'humanisme, l'homme peut vivre aussi bien en harmonie avec ses congénères qu'avec l'environnement !

C'est sur cette conclusion que se termine Nausicaä de la vallée du vent, donnant toute son ampleur à cette mythologie naissante, reflétant avec force les croyances intimes et les préoccupations humanistes de son auteur. À partir de maintenant, on peut attendre de la part du cinéma d'animation qu'il concilie spectacle populaire et œuvre de qualité, en ce sens la naissance du studio Ghibli est un beau gage d'espoir.

Créée

le 5 nov. 2023

Critique lue 36 fois

7 j'aime

Procol Harum

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