On ne compte plus les œuvres qui l'abordent, que ce soit en littérature ou au cinoche, le passage de l'enfance à l'âge adulte fascine, donnant autant à penser qu'à ressentir. Période intense s'il en est, universellement éprouvée, elle apparaît toutefois en chacun de nous de manière différente, à la suite d'une rupture ou autres, sentimentale ou non, modifiant la vision que l'on peut avoir du monde à hauteur de môme. C'est ce regard changé, cette maturité qui se forge dans la douleur et la désillusion, qui intéresse ici Jeff Nichols. Comment faire original sur un tel sujet, ô combien éculé ? On ne peut sans doute pas, malheureusement, c'est sans doute pour cela que notre homme décide de parler de lui avant tout, de sa terre et de sa culture. Il convoque alors un univers qui lui est propre, déjà présent dans ses autres films, fait de craintes ou de désirs, réels et fantasmés, de croyance et de candeur, nourries aussi bien par les légendes sudistes que par les récits d'aventures, d'un rapport intangible aux racines, filiales et telluriques... Il n'est d'ailleurs pas étonnant de constater que le scénario a été écrit à la même période que celui de Shotgun Stories tant le film a tout de l'œuvre première, intime, spontanée et maladroite. Avec Mud, Nichols pénètre dans l'univers du cinéma grand public, perdant quelque peu en exigence et en singularité, mais tout en conservant son étonnante propension à flatter les sens comme l'imaginaire.


Pour y parvenir, il tente le retour à l'enfance, à un état d'esprit toujours prêt à croquer la vie pourvu qu'on lui donne suffisamment à ressentir, rêver, espérer. C'est ainsi en toute logique que le style adopté n'est en rien comparable à celui prodigué dans ses autres films : l’ambiguïté d'un Take Shelter laisse la place à une évidence tout enfantine, la dramaturgie de Shotgun Sories se mue en candeur vivifiante... Malicieusement, le cinéaste adopte un regard adolescent, celui d'Ellis, nous laissant goûter aux charmes d'un Sud fantasmé, avec son bayou poétique et intriguant, ses îles nappées de mystère et de légendes locales, son fleuve dont les nombreuses circonvolutions sont autant de promesses d'aventures... simple, sans pour autant être simpliste, l'imagerie ainsi mise en place facilite notre empathie envers son jeune héros et nous invites à redécouvrir cette étrange aventure que constitue le passage à l'âge adulte.


Comme il a pu le faire avec ses autres films, Nichols se fait un malin plaisir de jouer avec les codes inhérents à un genre, assumant pleinement certains lieux communs, afin de mener sa barque vers des eaux bien plus singulières et intimistes. Mud nous expose ainsi un récit initiatique pour le moins classique, avec ses habituelles épreuves et crises à traverser, afin de nous délivrer une certaine vérité, entendue déjà dans Shotgun Stories, sur cette terre, cette région, et sur les hommes qui l'occupent.


Comme tout bon conteur, Nichols sollicite la mémoire collective et met en éveil notre imaginaire. À travers son objectif, ce sont nos souvenirs qui défilent : le jeune héros sent bon les personnages colorés de Twain (Tom Sawyer, Huckleberry Finn) et sa candeur ceux de Spielberg (sa fascination à l'égard de Mud n'est pas différente que celle éprouvée par un Elliott par exemple), l'univers décrit se veut tout aussi explicite, tout comme le personnage incarné par un excellent McConaughey qui cristallise les références (isolé sur une île, porte une croix sur son talon...). L'esthétique employée rappelle, quant à elle, une autre mythologie : celle d'une nature sauvage, idyllique, préservée de toute souillure. La lumière douce, accueillante, joue docilement avec le cadre naturel (la surface ondulante de l'eau, les branches et les feuillages...), les arbres, touffus et gigantesques, apportent ce qui manquait au décor de Take Shelter, c'est-à-dire l’apaisement.


C'est dans un tel environnement, aussi pur, que peut vibrer pleinement l'âme de l'enfance : cette île devient son refuge, ses mythes deviennent réalités. Habilement, Nichols nous fait adhérer aux douces rêveries d'Ellis, transposant avec bienveillance ses aspirations romanesques, son émerveillement et sa recherche d'idéal, tant sur le plan familial qu'émotionnel. Dans un premier temps, le cinéaste gagne son pari et compose un univers poétique pour le moins fascinant, jouant parfaitement sur les symboles : le personnage de Mud, avec son sourire enjôleur et ses nombreux porte-bonheurs, avec ses craintes gravées dans la chair et son romantisme à fleur de peau, cumule joliment les fonctions en étant tour à tour héros fantasmé, père de substitution souhaité, figure de l'adulte espéré. L'île devient le lieu de tous les possibles, permettant aussi bien de fuir le monde tristement réel que de nourrir l'imaginaire (les serpents, le bateau dans l'arbre). Le fleuve, quant à lui, draine l'espoir d'un avenir meilleur, plus grand, plus beau qu'un présent peu réjouissant.


Le problème de Mud, comme ce sera le cas de Midnight Special, vient d'une narration qui a du mal à faire coexister plusieurs intrigues, plusieurs tonalités. Si l'univers de l'enfance est parfaitement rendu, la retranscription des premiers émois est déjà moins habile, avec ce parallèle un peu trop évident entre la recherche de la femme idéale (incarnée par Witherspoon) et les péripéties amoureuses d'Ellis. Mais la principale difficulté du film est de faire exister la partie thriller : les états d'âme d'un chef mafieux, qui envoie ses sbires répandre la peur et la mort, cassent cruellement l'ambiance et le rythme, nous imposant quelques scènes parfaitement inutiles (comme cette séquence dans la maison d'Ellis où la violence passe mal à l'écran). Nichols a beau s'appliquer, il ne retrouvera pas l'intensité et la fascination qui caractérisent le reste de son œuvre.


Finalement, c'est lorsqu'il retrouve sa simplicité que Mud parvient à nous charmer. Lorsque la candeur laisse la place à la désillusion, la réalité reprend ses droits et les sentiments s'imprègnent de sincérité : le héros romantique se mue en homme faillible et émouvant (la confrontation de Mud avec sa réalité lors de la scène de l’hôpital), les figures paternelles, réelles ou de substitution, réinvestissent pleinement leur rôle et redonnent du sens au mot famille : plus besoin de se réfugier dans l'imaginaire pour venir à bout d'une réalité bien souvent morose, la force des liens familiaux suffisent à remettre les bateaux sur l'eau et à regarder l'horizon avec sérénité.

Créée

le 6 févr. 2023

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Procol Harum

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