N'ayons pas peur des mots : au vu de ses ambitions, ce "Mowgli" d'Andy Serkis aurait sans doute pu être la meilleure adaptation du "Livre de la Jungle" de Rudyard Kipling. Évidemment, la concomitance de la version Disney ayant repoussé celle-ci jusqu'à la priver d'une sortie cinéma aura forcément eu une influence contraignante sur sa difficile gestation mais, impossible de le nier, la volonté de Serkis de coller au plus près à la richesse du roman offre un tout autre ton à cette histoire que le long-métrage de Jon Favreau.


De par sa construction s'assimilant en permanence à deux faces d'une même pièce, "Mowgli" replace son "petit d'homme" de héros dans son rôle le plus essentiel, celui de trait d'union entre la jungle et le monde des hommes, deux univers non pas manichéens où l'Homme serait uniquement considéré comme la cruauté incarnée envers le règne animal (cela reste tout de même une donnée sous-jacente) mais plutôt vus comme très similaires car tous deux rongés par un mal primaire prêt à emmener leurs royaumes dans les ténèbres. Dans le monde des animaux, ce côté sombre s'incarne évidemment en premier lieu dans le tigre Shere Khan, nemesis de Mowgli qui voit l'acceptation de ce dernier par les autres habitants de la jungle comme la pire des aberrations mais qui lui procure en même temps un prétexte parfait pour agir comme il l'entend (cette relation que l'on pourrait presque qualifier de dépendance entre les deux s'incarnera d'ailleurs parfaitement dans cette séquence de face-à-face où Mowgli observe le tigre sous l'eau). Mais ce mal ne se cantonne pas à Shere Khan ou à son sous-fifre de hyène, il s'étend idéologiquement comme par exemple avec l'ostracisme dont sont victimes Mowgli et un loup albinos par leurs pairs, c'est cette différence sans cesse mise en exergue et vue comme un virus contaminant l'ensemble du regard des animaux, même ses plus proches alliés, qui poussera Mowgli à embrasser de plus en plus sa condition d'homme.
Capturé dans un village de ses semblables, il découvrira d'ailleurs leurs meilleurs aspects et épousera leur mode de vie, y trouvant là une harmonie en perdition chez le monde animal. Cependant, la découverte de la véritable nature d'un personnage, pendant humain de Shere Khan, le replacera à nouveau face à ses doutes et l'obligera à comprendre son rôle d'homme de la jungle devant juguler les maux qui rongent les deux univers dont il est issu.


Avouez que ça donne envie, hein ? Sur le papier, tout est bien là et la vision de Serkis, normalement partagée par tous ceux qui ont lu le livre, a de quoi susciter l'enthousiasme. En plus, "Mowgli" offre une approche bien plus sombre et violente que la version Disney : le sang finit toujours par gagner les affrontements, le royaume des singes est presque vu comme un repère de morts-vivants hystériques, Shere Khan ne cesse de semer gratuitement des cadavres derrière lui, la découverte de la cruauté humaine atteint des proportions vraiment noires, etc. Bref, "Le Livre de la Jungle" n'a jamais aussi bien porté son nom que dans ce "Mowgli" ! Seulement, si toutes ces ambitions sont bien présentes et font la richesse de cette adaptation, le résultat final est souvent inégal et bien trop précipité...


Ce sentiment de film boiteux passe d'abord par le visuel et, il faut le reconnaître, la scène introductive bizarrement affreuse ne rassure pas. Cela se confirmera assez vite, "Mowgli" sera constamment partagé sur ce plan, toujours prompt à nous bluffer par une envolée esthétique pour ensuite aussitôt nous faire tiquer avec quelque chose qui donne le sentiment de ne pas être assez finalisé ou d'avoir été inséré au forceps dans le décor. Bon, rien de catastrophique non plus à signaler et lorsque le film se décide à être beau, il l'est vraiment mais, force est de constater que la version Disney apparaissait bien plus aboutie, notamment sur certains personnages. Dans le film de Serkis, le choix de motion-capture (et donc d'accoler certains traits des acteurs à la morphologie des animaux) est à double tranchant : pour un Bagheera ou une Kaa absolument superbes (et les voix parfaites de Christian Bale et Cate Blanchett), on se retrouve avec d'autres protagonistes au résultat un peu plus discutable. Ainsi, Shere Khan dans lequel il est impossible de ne pas reconnaître les yeux de Benedict Cumberbatch a plus l'allure de celui de la version animée que le film Disney lui-même (un comble !), sa tête bizarrement proportionnée par rapport à son corps ou à ses pattes (il fait même parfois penser à un T-Rex avec celle blessée en gros plan) tranche vraiment avec le réalisme voulu de l'ensemble. De même, pour les loups aux traits arrondis, le meilleur ami albinos carrément cartoonesque ou un Baloo balafré, tous demandent un certain temps d'adaptation pour que l'on s'acclimate à leur rendu (on s'y habitue, rassurez-vous). Quant à l'interprétation du petit Rohan Chand, le mot "inégal" refait encore surface tant la qualité de son jeu apparaît plus qu'aléatoire entre la justesse et les réactions forcées (quand il apprend qu'il n'est pas un loup, aïe, aïe !).


Ensuite, comme souvent avec les blockbusters passant par la case Netflix, "Mowgli" donne l'impression d'être un film "rushé", c'est-à-dire complètement précipité au niveau d'un montage que l'on croirait fait à la va-vite. Ce dernier est d'ailleurs même chaotique dans les premiers instants faisant du film une succession de vignettes où le seul but est de faire rencontrer toute la faune locale à Mowgli. On pourrait comprendre cette volonté d'aller plus vite sur cette partie connue de tous (la base de la version Disney) et cela donne même, dans le meilleur cas, un sentiment d'inattendu dans cette jungle où le danger peut surgir de partout mais alors pourquoi continuer sur cette lancée une fois dans le monde humain ? Là encore, malgré les révélations autour du personnage de Matthew Rhys et le sourire irrésistible de Freida Pinto, ce changement drastique de vie de Mowgli apparaît survolé pour aller le plus rapidement possible à l'acte final qui souffre lui aussi de cette précipitation, notamment sur le terrain de l'émotion. Celle-ci est pourtant bien présente le temps de très belles scènes (la discussion entre un Mowgli en cage et Bagheera est sans doute le moment le plus magnifique du film) mais elle paraît toujours si clairsemée là où elle aurait dû exploser.


"Mowgli" aurait donc pu être un grand film, vraiment, et peut-être même devenir la référence en matière d'adaptations de l'oeuvre de Rudyard Kipling, il est tout simplement dommage que l'attente autour de cette version ne débouche que sur son brouillon, une esquisse de quelque chose de bien plus grand et jamais réellement approfondi alors que tout s'y prêtait. Les intentions d'Andy Serkis sont bel et bien là et rendent le spectacle agréable et pertinent sur les angles choisis pour l'aborder mais on pouvait espérer tellement plus vu le potentiel en or de son approche.

RedArrow
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le 7 déc. 2018

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