Je suis à moitié convaincu. Bon. Bien sûr, comme sans doute à peu près tout ce qui passe à Cannes, ce film appartient au haut du panier. C'est-à-dire qu'il y a un certain nombre de critères pondérables sur lesquels il répond présent, comme tous les autres. L'éclairage est bien léché, les acteurs exécutent bien ce qu'on leur demande de faire et sont tous plus beaux les uns que les autres, les décors sont à la hauteur. Parce que quand on a le budget pour, on est finalement toujours certain d'arriver à remplir ces critères. Ça ne se discute pas. Et puis aussi, si ça passe à Cannes, ça veut dire qu'on évitera un certain nombre de clichés mauvais genre. Mise à mort est un film d'horreur qui se passe donc absolument de jump scare, et tant mieux. De même, pas de maison hantée, de potence ou de lande brumeuse ici. Fantastique. Mieux encore, le mal qui va atteindre nos chers protagonistes n'est jamais expliqué, rationalisé, avec une trop grande précision. Parfait, ça laisse de la place pour l'imagination.
Ces quelques chausse-trappes sont donc enjambés sans grande peine par un Lánthimos dont on voit bien qu'il n'est pas dénué de talent. Le problème, c'est qu'il a fait un choix bien trop ambitieux dans l'écriture de ses personnages et de ses dialogues : il s'est voulu kafkaïen, ou kubrickien. Qu'est-ce que ça veut dire ? Dans le Procès, dans Orange Mécanique, dans Shining, ou dans Mise à mort, rien n'est jamais vraiment réaliste, naturaliste. Les personnages ont des dialogues, des comportements absurdes, déplacés. Tout le monde semble cruel, violent et à moitié dingue dans Orange Mécanique. Et les situations elles-mêmes sont impossibles à rationaliser. D'où vient le mal dans Shining, et comment expliquer les dialogues cryptiques entre Grady et Torrence dans la salle de bains ? Pourquoi la procédure judiciaire du Procès est-elle si invraisemblableblement complexe, secrète et retorse ? Tout cela est fait dans un but clair : provoquer le malaise. Dans le Procès et Orange Mécanique, ce malaise semble être une fin en soi : il tend vers le ridicule assumé, et un comique grinçant. Tandis que dans Shining et Mise à mort, il est censé inspirer l'effroi au spectateur, et ne doit donc surtout pas virer au ridicule.
Bien souvent, on sent l'envie du réalisateur grec de nous effrayer. (Genre : "Tiens, dans cette scène il faudrait qu'ils aient peur".) Pour ce faire il décide donc de "faire de l'absurde". Mais écrire un dialogue qui, parce qu'il est absurde, en devient dérangeant, flippant, finalement, c'est très difficile. Le comique involontaire n'est jamais loin, et le moindre rire signifie automatiquement qu'on a échoué à effrayer son spectateur. Il faut veiller à ce que cet absurde aille quelque part (si, si). À ce qu'il semble dissimuler quelque chose d'effrayant, souvent la folie d'un personnage. Et pas une folie douce : une folie meurtrière, ou psychopathe. Or, le réalisateur fait trop souvent le raccourci : faisons-leur faire quelque chose de déplacé, peu importe quoi, et ça sera automatiquement effrayant. On a donc une mère de famille qui se met à lécher frénétiquement les doigts du personnage principal car elle les trouve fort jolis. Et non, s'il n'y a rien derrière (le personnage n'est pas plus développé), ce n'est pas effrayant. Du tout.
Lánthimos aurait pu faire beaucoup plus simple et raisonnable : confier toutes les répliques tordues et sentant la maladie mentale uniquement à Martin, l'adolescent psychopathe qui a juré la mort du personnage principal et de sa famille. Fort logiquement, c'est chez ce personnage que ces répliques font mouche le plus souvent (peut-être une fois sur deux), et puis il est assez moche, ce qui achève de dresser un portrait cohérent. Quant à notre famille parfaite américaine (tous des gravures de mode), on aurait pu imaginer bien d'autres choses que les rendre eux aussi louches et inquiétants (enfin, essayer de le faire). Notamment, on aurait pu essayer de développer bien plus l'empathie du spectateur pour eux, pour les victimes, en faire des gens plus normaux, aimables. L'idée développée dans Mise à mort aurait pu être brillante : rendre les victimes tout aussi perturbantes et cauchemardesques que leur bourreau. Mais ici, et surtout pendant la première moitié du film, ce n'est pas vraiment ce qu'on obtient. On a vraiment affaire à des gens dénués de personnalité, et qui disent ou font des trucs bizarres de temps en temps. Au début, j'avais envie de me plaindre de la complète inattention portée par le réalisateur à ses personnages complètement creux, mais finalement non : je pense plutôt qu'il a essayé, et échoué à les rendre intéressants.
Bref, il ne sait pas trop comment meubler sa première heure, celle où, de tradition, il ne peut encore se passer rien de vraiment grave. Il ignore comment instiller progressivement l'angoisse, alors il plagie Shining par tous les moyens possibles : Shining fait peur, donc si je reprends des éléments par ci, par là de Shining, mon film fera peur. Mais non ! On a franchement la même musique, ces violons suraigus, ces glissandos de timbales, mais lancés un peu à n'importe quel moment, au cas où. Et ces travellings qui n'en finissent pas, dans les couloirs interminables de l'hôpital perdent toute la force qu'avaient ceux de Shining. Dans le film de 1980, le méchant, c'est l'hôtel lui-même. Les travellings donnent l'impression que les personnages sont observés par quelqu'un de menaçant, et il s'agit de l'hôtel. Mais dans Mise à mort, l'hôpital ne joue pas du tout ce genre de rôle, ça tombe complètement à côté de la plaque. Et puis on l'a vu, il y a ces dialogues monstrueux, décalés, à la Shining, mais sans tout le génie d'écriture qui les rendait angoissants plutôt qu'involontairement comiques.
Bref, au bout d'une heure un peu longuette, le film finit par devenir à peu près convenable, quand on passe aux choses sérieuses, dans un domaine certainement plus aisé à maitriser. On souhaite donc, pour la suite, tout le meilleur à ce réalisateur. Et surtout à un Barry Keoghan absolument brillant dans le rôle de l'adolescent psychopathe, quand ses répliques le lui permettent.

AegonVII
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le 2 juin 2017

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