S'il existe des films pour lesquels toute catégorisation s’avère presque impossible, Mère et fils est de ceux-là. Il tient, en effet, presque autant du “film de fiction”, du fait de son semblant de trame narrative (une mère mourante vit ses derniers instants avec son fils), que du “film-peinture”, lorgnant ouvertement vers l’exploration plastique du tableau de Caspar David Friedrich, le Moine au bord de la mer, dont il a transposé l'atmosphère de pénombre et de demi-teintes. Mais avant toute chose, Mère et fils doit être considéré comme une véritable expérience artistique, une “caresse des âmes” pour reprendre les mots du cinéaste, exprimant l’ineffable amour d’une mère et d’un fils, amour tout-puissant qui autorise la mort comme il a prodigué la vie, et la solitude de l’Homme face à la douleur qui l'assaille.
C'est bien cette sensation qui nous submerge lentement lorsque la caméra épouse en temps réel l’errance des personnages, lorsque l’esthétisme ciselé du maître russe exprime toute la pesanteur solennelle et douloureuse de cette lente agonie. Dans l'histoire du cinéma, rares ont été les images aussi évidentes et poignantes que celles de cette mère au corps pâle et frêle portée par son fils impuissant à lui redonner vie. Telle est la simple et puissante aventure de Mère et fils, celle d'une confrontation inéluctable avec la mort et la séparation. Dans un étrange univers dépeuplé, à la fois onirique et apocalyptique, dominé par le silence de la nature, Sokourov semble aussi parler de l'agonie d'un monde idéal qui disparaît avec la mère. Cet univers rêvé, c'est celui du fils, brutalement rejeté du paradis maternel et plongé seul dans le chaos du grand monde. Huis clos à ciel ouvert, cette nature gigantesque et inquiétante apparaît étrangement comme un univers oppressant, vide, ce que suggèrent les images du film, souvent aplaties, écrasées ou déformées.
Avec la mort de la mère, c'est le monde qui, pour le fils, meurt dans la foulée. Il n'est plus vivable, habitable, malgré ses appels répétés (un bateau au milieu de la mer, ou un train traversant la plaine et laissant derrière lui un voile de fumée au ralenti). Sokourov joue sur les échelles de plan, va du macroscopique au microscopique. Il passe des plans larges où les personnages sont écrasés par les paysages, aux gros plans, dans lesquels Sokourov scrute leur monde intérieur. Le cinéaste explore ainsi l'étroite dichotomie entre soi et le monde, entre l'intérieur et l'extérieur : ses personnages sont menacés par l'immensité d'un monde qui les avale et contre lequel ils résistent, en se repliant sur eux-mêmes comme ultime refuge. Avec la mort de la mère, c'est ce refuge spirituel que perd irrémédiablement le fils, coupé de ses origines, désormais orphelin et seul. Une solitude soulignée très subtilement, d’ailleurs, par l’univers sonore : le craquement des pas sur la terre, les cris des mouettes, les mots murmurés, etc. Le cinéaste parvient ainsi à creuser la dimension individuelle et intime de son sujet, à parler d'une aventure universelle qui est celle de l’Homme traversant la vie dans la solitude et le déchirement.
Guidé par les impressions sensibles, Mère et Fils est un poème filmique et mystique, une méditation jalonnée de symboliques, dont on peut tirer ou non des interprétations philosophiques ou psychanalytiques. Avec un regard de peintre à la fois naturaliste (comme s'il posait sa caméra devant ce spectacle intime), romantique (certains plans citent expressément Friedrich) et même expressionniste (la déformation des images et donc des corps peut faire penser au Cri de Munch), Sokourov érige un univers inédit, à la fois réaliste, fantasmatique, et finement allégorique. Comme nous le rappelle si bien ce dénouement en tout point poétique : de la mort physique naîtra l’Homme, dont l’absence à travers la figure du père se fait cruellement ressentir. Sur la main blanchâtre, immobile et froide, se pose déjà un papillon. Signe d’un retour à ce que nous étions avant notre naissance : l’être est la nature.