*L'arnaqueur arnaqué (ou le financier et l'espiègle)


Des critiques plus ou moins politiques



• Le premier reproche, formulé souvent de façon moins explicite, est d’ordre vaguement politique. Répondre à la violence capitaliste par une autre violence, celle d’une arnaque, et pire, d’une arnaque individuelle – ne constitue pas une réponse satisfaisante puisqu’elle ne remet pas en cause le « système ». Une petite imposture individuelle en lieu et place de la lutte des classes ;


En réalité on retrouve là l’éternelle (et fatigante) opposition entre deux formes d’oppositions très opposées, la révolte anarchisante (j’emploie ce terme assez inadapté ici, F. Ruffin n’est pas anarchiste, parce que celui de « gauchiste » est trop connoté et péjoratif) et la révolution communisante, la première à l’occasion plus violente (encore que) , la seconde infiniment mieux organisée. L’histoire se répète – et elle tourne le plus souvent en faveur de la filière communiste, du fait précisément de la puissance de son organisation. Ou bien elle ne tourne en faveur de personne, les deux courants s'entre-détruisant, et c’est le traumatisme du Frente Popular espagnol. Cela dit, la révolte anarchisante, par sa folie, sa radicalité, son individualisme aussi se renouvelle constamment, alors que la révolution communiste est quasi défunte. Cela dit, elle peut aussi être remplacée par d’autres formes de révolutions (de réactions conviendrait mieux) populaires (populistes conviendrait mieux) infiniment plus redoutables.


Et Merci patron ! là-dedans ? Ruffin et son équipe auraient pu choisir un bon gros discours didactique bien lourd, bien roboratif, mille fois décliné et que personne n’aurait écouté. Ils ont préféré la voie salutaire du cinéma. On y reviendra.


• La seconde critique tient presque du corollaire par rapport à ce qui vient d’être formulé : le monde ouvrier (incarné ici par la famille Klur) est utilisé, certains oseront « manipulé » par des intellectuels bourgeois. Critique tout aussi usée, à laquelle F. Ruffin apporte, me semble-t-il une réponse satisfaisante : toutes les révolutions ont toujours été le fait d’une alliance, explicite, entre ouvriers et intellectuels.


• Enfin Merci patron ! n’aurait finalement été que l’occasion d’un énorme coup de pub pour le journal Fakir et pour son rédacteur en chef. Et alors ? Ils sont à la fois les auteurs et les producteurs du film … Et cela n’enlève rien au poids de la critique. Et ceux qui pensent que F. Ruffin, à la fois concepteur du projet, acteur vedette, ou encore Tintin et Robin des Bois redistribuant l’argent aux pauvres, a pu prendre la grosse tête ne voient sans doute pas le côté constamment ironique de l’entreprise.


On peut donc passer aux chose (j’allais écrire « sérieuses », mais le terme est trop polysémique – notamment quand il sous-entend quelque chose de « lourdingue »), disons plus intéressantes – le film.



L’ARNAQUE



Elle est en réalité très simpliste – et on le verra par la suite- à peine indispensable : le chantage auprès du patron par une pauvre famille victime d’un plan social, dépourvue de tout, en voie d’expulsion de la maison bâtie de ses propres mains … avec menace d’informer de la situation nombre de personnalités ou d’organes de presse influents : François Hollande, Jean-Luc Mélenchon, le Monde, le canard enchaîné, Mediapart … Fakir – ce seul nom, de fait, suffisant à faire paniquer le tout-puissant Bernard Arnault. Quant aux autres ?...


Et la tentative de ce dernier, par le biais de séides aussi zélés qu’idiots, de faire cesser cet embryon de chantage … en payant ... (mais cela va une fois, expliquera son employé, ensuite les vannes seront fermées), 30 000 euros et un CDD (puis un CDI après rebond) tournera effectivement à l’arnaque, puisque toutes les transactions seront intégralement enregistrées (le micro est à l’intérieur d’une poupée !) et filmées sans que le payeur/corrupteur … en soit informé et qu'il devienne ainsi un des rôles principaux du film. Cela dit, l’arnaque reste bien modeste, on est loin du film de George Roy Hill.


Un mot sur le comportement, assez incohérent, des délégués de Bernard Arnault, tout au long de l’affaire :
• L’envoyé auprès de la famillle Klur, flouté, très grand et très rasé, celui qui mène les tractations (et en fait totalement mené par le bout de son chéquier), impose comme unique contrepartie le silence absolu sur l’affaire …
• Avec pour conséquence de laisser entendre que la situation des Klur reste toujours aussi catastrophique … et donc de provoquer une nouvelle relance de la presse, le fakir honni en tête …
• La partition du second intervenant, plus important dans la pyramide Arnault, Marc-Antoine Jamet, secrétaire général de LVMH, maire socialiste ( !) et indéboulonnable de Val-de-Reuil, choisi pour diriger la commission finance de la région Normandie par la majorité UMP (!!), est encore plus calamiteuse : pour faire cesser les attaques de la presse (puisque l’affaire Klur a été réglée, pourquoi continuer à en parler ?), il avoue très spontanément, très naturellement et très directement au directeur de Fakir, que François Arnault a effectivement payé la famille Klur !! Dès lors le scandale devient officiel et l’arnaque elle-même n’a plus lieu d’être.


Est-ce à dire qu’il y a eu comme un vent de panique du côté de Bernard Arnault et de LVMH ?



L’HOMME QUI VOULUT ETRE BELGE



Pas de personnage plus secret que celui-là, très soucieux pourtant de sa communication, intervenant lui-même pour tout ce qui doit impérativement être mis en avant (certes pas la prime aux Klur !), que l’on ne découvre dans le film qu’à travers quelques documents d’archives, ou à travers son effigie, sur les T. shirts, les camionnettes … ou sous la formes de mannequins , de masques, à la façon des personnages du Carnaval (encore très vivace dans le Nord) qui étaient volontiers sacrifiés avec la fin de l’hiver.


Bernard Arnault n’aime pas les « publicités » qu’il ne contrôle pas, il n’aime pas qu'on parle de lui, il n'aime pas qu’on trouble les réunions d’affaires avec ses semblables (dans les assemblées générales, les petits porteurs n’ont droit qu’à une salle annexe avec observation télévisée de la conférence …) ; il a renoncé à demander la nationalité belge (on se demande bien pourquoi …) sitôt que le projet a été éventé.


Il n’aime donc pas les contre-publicités, en particulier lorsqu’elles portent sur des éléments clés de sa communication – et cela peut atteindre des sommets : « à l’heure où les entreprises délocalisent, LVMH, par patriotisme économique, au contraire, relocalise !!! » (B. Arnault)



MICHAEL MOORE



Oui mais – un reportage proposé par F. Ruffin, , assez loin de son docu-fiction autour des Klur, montre les usines bulgares où sont élaborés les produits de luxe LVMH, avec l’interview décontractée, cynique, souriante et assez atroce du directeur local évoquant notamment le départ possible et prochain des usines vers d’autres terres plus hospitalières où la main d’œuvre sera encore moins payée. Relocalisation patriotique ?


Là Bernard Arnault s’est fâché et a tenté, vainement, de faire interdire le film.


Car il y a aussi du Michael Moore chez F. Ruffin, avec des vrais reportages de terrain : la Bulgarie certes, mais aussi tous les restes délabrés, ruiniformes, de l’empire Boussac démembré (avec bénéfice pour lui) par Bernard Arnault. Et Merci patron ! propose aussi une vraie dénonciation politique, celle d ‘un système qui broie les hommes, et où les nouveaux maîtres, presque sans cynisme (« à ce moment là, les syndicats ont compris que les entreprises étaient là pour faire des bénéfices », dixit B. Arnault à propos d’un énième plan social. Et ces nouveaux maîtres, maîtres aussi de leur communication, ont évidemment su s’assurer l’appui (leur fonction ultime …) des hommes politiques de tous bords jusqu’au P.S.


Tout cela est aussi dans le film, et cela ne peut passer que parce que le film, l’essentiel du film, relève aussi de la fiction, du jeu – du cinéma.



*L’ARROSEUR ARROSE (ou LE JARDINIER ET L’ESPIEGLE)



Car Merci patron ! est d’abord un film, une fiction où les rôles principaux sont confiés à des comédiens amateurs, à qui on doit d’ailleurs apprendre les bases de la comédie (le moment, assez frappant, où le réalisateur demande aux Klur de se tourner vers la caméra), avec la répétition des dialogues (n’excluant pas à l’occasion des temps d’improvisation). Et la voix, très typée, de M. Klur, ne devient certes pas un motif à raillerie mais plutôt une garantie d’authenticité à l’intérieur de la fiction scénarisée qui se déroule sous nos yeux. Du cinéma politique ? Sans doute, politique et drôle et jubilatoire. Du cinéma.


*(D’où l’hommage au premier film de fiction de l’histoire du cinéma – même s’il est plus que probable que ses réalisateurs avaient plus de points en commun avec Bernard Arnault qu’avec François Ruffin).

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le 18 mai 2016

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