May December
6.5
May December

Film de Todd Haynes (2023)

May December est-il un film sur le présent ou sur le passé ? On gravite constamment autour de faits qui se sont déroulés plus de vingt ans avant mais la narration échappe à tout recoupement temporel. Les scènes découlent l’une après l’autre, comme une sorte d’enquête menée par une comédienne. La relation d’emprise dans une liaison marquée par une différence d’âge peu morale, c’est le sujet prééminent mais les personnages tergiversent constamment à propos du tabou central. En parler ça serait se remettre en question et il apparaît que les personnages en sont incapables. La question du non-dit résulterait d’un traumatisme enfoui et de l’incapacité à grandir, à muer. C’est d’ailleurs la raison de la présence de chenilles, métaphore mélodramatique de l’enfermement du personnage de Charles Melton, mais aussi de sa prise de conscience de son état quand celle-ci passera à l’état de papillon. Mais si ce dernier est dans l’évolution, ce sera moins le cas des deux figures féminines, qui exploite une double identité partagée. En reproduisant physiquement les actes du passé (une relation sexuelle dans une réserve), Elizabeth Berry va plus loin que la simple réplication d’une femme double. Déjà car Gracie se trouve être plus trouble que ce qu’elle veut faire croire, d’où cette obstination à la montrer face à un miroir, voire plusieurs. Une scène de maquillage commun sera propice à ce développement, les regards se croisant, décroisant et ainsi de suite. Les intentions sont floues, autant que le jugement que les personnages se portent l’un à l’autre. Cela coule de source à la vue de la redistribution des rôles, bousculant les figures traditionnelles. Le mari est un adulescent inactif qui se laisse faire, agit et vit comme un enfant ; la femme veut poser un contrôle absolu sur ce qui l’entoure, ellipse ce qui ne concerne pas son propre bien-être ; la comédienne empiète sur les plates bandes d’une vie qui ne lui appartient pas. Les repères sont tellement déplacés que le père de famille semble moins mature que ses propres enfants, alors à l’aube du passage à l’âge adulte, et entraîne un sentiment de gêne quant à la vision de scènes quotidiennes. Le dîner, le repas au restaurant ou la découverte de substances récréatives semblent tout révéler d’une atmosphère instable. Au demeurant, la musique d’accompagnement lâche rarement le film, laissant peu de moments de silence qui auraient pu permettre une identification plus confidentielle aux personnages. Sans pour autant éprouver de l’antipathie pour ces derniers, on se retrouve parfois étouffés par cette ambiance insidieuse.

Les indices n’en sont point, il ne sont là que pour répondre à un refoulement constant. Au final le personnage le plus ambigu c’est la comédienne, dont on ne connaît ni les intentions ni sa morale. Quelle est cette nécessité qui l’anime ? Pourquoi vouloir se reconnaître dans un faux reflet, construire un duplicata forcé ? On peut trouver un semblant de réponse dans une lecture métatextuelle du récit. Natalie Portman, révélée dans Léon en 1990, a dévoilé au Festival de Cannes son rapport complexe au “fait d'avoir été sexualisée dans [son] enfance”, et aura pu trouver un reflet dans cette histoire de tabous intouchables et immuables. Sans vraiment agir comme un film de dénonciation, May December a l’intérêt de présenter les choses telles quelles sont : un trauma qui n’arrive pas à se guérir et des personnes qui n’osent s’avouer leurs pensées les plus profondes. Les dialogues sont d’ailleurs bien évasifs et se contredisent parfois. On repassera sur les symboles intégrés au forceps (la présence d’un serpent comme la représentation du péché originel) mais Todd Haynes a bien réussi à faire une œuvre aussi honnête que subtile et adroite.

yasgurfarm
8
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le 24 janv. 2024

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