À vos ordres, maître et commandant ! Sous le coup de la vigueur martiale du titre, on est déjà au garde-à-vous. L’injonction est trompeuse : il s’agit plutôt de se laisser embarquer, de s’abandonner à la délicatesse d’une œuvre à la fois massive et effilée, dépaysante et contemplative. S’il y a bien des vagues secouantes, il se manifeste d’abord et surtout une âme dans cette fresque superbe où le tumulte, le souffle, l’impression que le temps des horloges s’est arrêté figurent une transcendance spirituelle, un élan vers l’au-delà. La séquence introductive montre la voie. Le petit matin est brumeux au large de l’Équateur. Sur la Surprise, les marins dorment encore, bercés par les grincements fibreux du gréement, les gémissements secs de la coque, le roulis tranquille qui semble marquer la respiration du navire. L’officier de quart, lui, se demande si ses yeux ne le trompent pas : dans le nuage blanc qui bouche l’horizon à quelques encablures de la proue, a-t-il perçu ou non les formes d’un vaisseau en embuscade ? Appelé par les percussions du branle-bas, le capitaine scrute à son tour les nappes opaques du brouillard. Voilà soudain qu’un bateau en jaillit et pointe son étrave en tonnant. L’attaque est fulgurante. À travers l’oculaire de la longue-vue, un nom gravé sur la poupe : Achéron. L’équipage court dans les tous les sens. La coque gémit. Les voiles claquent. Les canonniers enfournent la poudre. Un boulet éventre le parquet, des hommes tombent, les autres dérapent dans une flaque de sang. La fumée est épaisse et suffocante, les commandements fusent dans un vacarme dantesque. Une nouvelle salve brise le mât de misaine qui s’effondre sur le pont en écrasant les matelots… Voici pour les impressionnantes premières minutes. Mais le plus fort n’est pas ce rugissant morceau de bravoure. Il réside dans le calme qui précède la tempête, la menace qui se mêle à la contemplation de l’océan, ce quelque chose d’imminent s’apprêtant à surgir et qui a trait au mystère obscur de la mer. Un magnifique moment de flottement. On peut dire sans exagérer que le long-métrage lui-même en est un. Le sabre d’abordage, la blancheur des voiles, l’infini des vagues : tous nos rêves d’enfant s’y concrétisent à la frange de la ligne d’ombre, là-bas.


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On est en 1805. L’hégémonie de l’hyperpuissance napoléonienne s’impose à tous sauf à la vaillante Angleterre, que protège la seule flotte de Nelson. La guerre franco-britannique fait rage. Commandée par Jack Aubrey, dit Jack la Chance, la frégate anglaise Surprise — trois mâts, 28 canons, 197 âmes — reçoit l’ordre de capturer ou de détruire le corsaire français Achéron. Ainsi s’engage une lutte inégale entre les deux bâtiments, le second étant plus lourd mais plus rapide, mieux protégé, mieux doté en artillerie et en combattants. Après cette première escarmouche dévastatrice, la Surprise calfate sur des hauts fonds puis rejoint la côte brésilienne. Le duel se poursuit dans l’Atlantique Sud, avant que les antagonistes franchissent le Cap Horn et remontent le Pacifique jusqu’à l’archipel des Galápagos. Expert dans l’art de serrer le vent, Aubrey s’est taillé une solide réputation de conquérant au service de sa Majesté. Il s’est emparé de navires marchands adverses, a capturé galions espagnols et vaisseaux des Indes. Il pourchasse désormais son ennemi sur toutes les mers, mais ce pistage acharné ressemble à une errance autant qu’à une obsession. Pour Stephen Maturin, le chirurgien de bord, tout a un sens : soigner et donc sauver, observer de nouvelles espèces animales et donc les nommer, les inventorier. Rétif à l’autorité, épris de philosophie et de sciences naturelles, il cristallise dans l’exploration des îles vierges sa foi dans le progrès et son espoir de retrouver un paradis après guerre. Pour Aubrey au contraire, la seule logique qui vaille et de changer de cap, encore et toujours. Ce qui est visualisé dans un halo par l’avant tribord, ce qui fait résonner le tambour à l’écoutille et déclenche la cavalcade vers les postes de combat, ce qui le transforme en perpétuel pèlerin, son navire en bateau ivre et son terrain de chasse en mer promise, c’est une certaine idée de la quête, de la mission. La traque d’une chimère. L’impalpable voilier français prend donc le relais d’une fameuse baleine blanche, cette bête que l’on n’est jamais sûr d’avoir tuée avant qu’elle soit pelée, mise en baril et en cave. On trouve même un fils symbolique d’Achab en la personne d’un tout jeune aspirant non doté d’une jambe de bois mais amputé du bras.


Loin des conventions pompières, Peter Weir manœuvre son cap-hornier avec l’élégance d’une goélette. Le film joue respectueusement le jeu du genre, des récits de Stevenson ou de Conrad : pas de personnages féminins (excepté le médaillon d’une épouse chérie et restée au pays, des Brésiliennes aux seins nus, et la figure de proue de Britannia), un dialogue saturé de ce vocabulaire technique des plus abscons mais qui participe à l’effet du réel — du grand hunier au sextant, de la balistique aux doubles rations de tafia. Nombre de situations font affluer les souvenirs littéraires : la descente vers le Cap Horn, c’est Edgar Poe et Arthur Gordon Pym ; le marin qui tire sur l’albatros, La Complainte du Vieux Marin de Coleridge. Le spectre de Melville est partout, dans la hantise de la mutinerie (Billy Budd), dans la peinture du baleinier comme usine à huile (Moby Dick), dans l’étude naturaliste des Galapágos, ces îles Encantadas (non pas enchanteresses, mais ensorcelées) que l’écrivain a visitées six après Darwin et auxquelles il a consacré un de ses textes les plus énigmatiques. D’où la diversité des figures historiques que l’œuvre évoque en filigrane, comme la sorcière d’Endor faisait surgir l’esprit de Samuel : les navigateurs des mers du Sud, Cook et le Bligh du Bounty. Ainsi ensemencé, le romanesque s’épanouit avec un bonheur proprement ébouriffant. On rencontre des officiers timorés, des lords blondinets de huit ans aux joues roses, des barbons et des grandes gueules qui parlent de Dieu et du mauvais œil dans des relents de misère, de rhum et de sueur. On voit le chirurgien opérer une trépanation à ciel ouvert devant tout l’équipage ébahi, réuni pour la circonstance. Pas de maisons, pas de crinolines, pas de phaétons : la mer, rien que la mer. Explorant la Surprise avec une attention minutieuse, le cinéaste éclaire ce qui soude les marins : le respect de certaines règles, la croyance en des histoires qu’ils sont les seuls à connaître. Dans ce microcosme rude et superstitieux, chacun hérite d’un rôle. Quand Aubrey a la réputation d’attirer la chance, un aspirant est désigné comme le Jonas, celui qui porte malheur. La vérité n’a rien à voir avec cela. Mais le premier ira toujours de l’avant, tandis que le second choisira de rejoindre la mort.


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Russell Crowe échafaude des plans machiavéliques, hurle des choses à base de beaupré et d’artimon, traverse des canicules infernales, affronte des ouragans homériques. Il sent la saumure et la poudre à canon, il est rugueux, impérieux mais sensible, d’un charisme royal. Face à lui, Paul Bettany interprète avec subtilité le rôle du médecin pondéré, pragmatique, promoteur d’un humanisme hostile à toute forme de fanatisme ou d’idéologie aveugle. Deux êtres antithétiques et complémentaires, liés par un profond respect mutuel, une indéfectible camaraderie. Entre le tacticien et le scientifique, le meneur et l’intellectuel, l’homme de guerre et l’homme de paix, la circulation des idées électrise de passionnantes confrontations de points de vue. La finesse du dialogue rend toute leur complexité aux questions de la liberté et de la discipline, de l’orgueil et de l’ambition, à la cornélienne tension entre devoir et sentiment. Le paradoxe veut que ce soit Maturin qui, conformément à une longue tradition (d’Archimède à Oppenheimer), fournisse à Aubrey le moyen d’appâter et de piéger le prédateur de baleiniers. Il s’inspire d’un exemple emprunté à la nature, le camouflage du phasme, insecte qui se protège en imitant la forme discrète d’une brindille. L’Achéron est quant à lui un avatar du Vaisseau fantôme : insaisissable, surgissant de nulle part et on ne sait comment, émergeant parfois de la ligne d’horizon tel un mirage, il porte le nom du fleuve des Enfers et est commandé par un mort. Ses apparitions spectrales rappellent l’argument de Pique-nique à Hanging Rock, auquel renvoient aussi les digressions botaniques et zoologiques (Maturin émerveillé par la découverte d’iguanes amphibiens, de tortues géantes, d’oiseaux inconnus et autres scarabées rares), tout comme la peinture d’un monde clos, avec ses codes et ses lois, répond aux préoccupations de Witness.


Weir traite avec la même inspiration les scènes obligées que sont la canonnade, l’abordage et le combat au sabre, le démâtage et l’homme à la mer, et les ponctuations intimistes où Aubrey et Maturin jouent en mélomanes des duos auxquels ils confèrent des accents romantiques : image d’une amitié harmonieuse, parfaitement accordée entre légèreté et gravité, note haute et tessiture basse. L’aspect historique est abordé avec un souci d’épure totalement inhabituel, les épisodes les plus spectaculaires nourris de peinture (La Bataille de La Hougue, La Mort de Nelson, Le Siège de Gibraltar, La Clinique du Docteur Gross), parfois accompagnées d’une ample musique de requiem. Et lorsque la Surprise aborde les Galapágos au son d’une suite pour violoncelle de Bach, le raffinement de cette entreprise hollywoodienne paraît définitivement exotique. La narration atteint un degré idéal de force et de limpidité : les garçons estropiés au combat, les doutes déchirants du capitaine seul dans sa cabine, la décision impossible, perdre un homme dans un maelström pour sauver le bateau, se faire respecter de l’équipage à coups de chat à neuf queues, maîtriser les perroquets qui permettent au navire de ne plonger que de deux virures sans border les cacatois ni lofer, tout se tenant près de l’apôtre de tribord, avant de faire amener les bonnettes... Comprenne qui pourra. Ivres d’un rêve héroïque et brutal, les personnages de Master and Commander sont d’une pâte exceptionnelle. Leur vie n’est ni absurde ni cohérente, ni clémente ni dure, elle est simplement la seule possible : celle qui s’inscrit dans un destin collectif. Jack Aubrey, Stephen Maturin, les petits midships sous la grand-voile, tous font vibrer de chair et d’émotions cette épopée baignée d’écume et de fureur, odyssée humaine et initiatique écrite à la plume d’oie sur la toile d’un royaume de bois. Merci Peter.


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Thaddeus
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le 12 mars 2022

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