On le comprend facilement, le principal challenge du stop-motion est de créer l'illusion du mouvement. D'une photo à une autre, la différence est infime et pourtant, c'est de leur accumulation que va naître l'animation, rendant soudainement vivant ce qui était jusqu'alors inerte. Bien sûr, aujourd'hui, dans notre monde où l'effervescence masque avec peine la peur du vide, où le buzz précède la réflexion et où la performance s'impose à toute chose, on en oublierait presque que la beauté se niche aussi dans les détails, que l'exploit n'est pas toujours spectaculaire et que certains sauts de puce ont valeur de pas de géant. C'est bien cette impression que va tenter de reproduire Adam Eliott, en s'attardant non pas sur le destin futile d'un ogre vert ou d'un poulet sur patte mais en scrutant du regard ceux qu'on a pris l'habitude d'oublier : les paumés, les échoués de la vie, les cafardeux congénitaux... le projet est aussi audacieux que risqué, car il est bien difficile de faire aimer à un public versatile ce que l'on peut détester si facilement ... et pourtant progressivement, un peu laborieusement aussi il faut le reconnaître, l'illusion s'opère : de lettre en lettre, de scène en scène, les solitudes s'effacent et une complicité s'installe, les consciences endormies s’éveillent peu à peu, en même temps que bourgeonnent les émotions dans ce désert quotidien que l'on croyait indéfectiblement terne et aride.


Dès les premières minutes, Mary and Max expose son ton si particulier, son ambiance pesante qui tranche avec la légèreté habituellement rencontrée dans ce type de production. Ici, l'animation se détourne du conte de fées pour se faire plus mature, plus réaliste, mais pas moins poétique. Visuellement, le film impose son identité forte, son caractère marqué, au risque de rebuter quelques-uns de ses spectateurs. Cet esthétisme singulier sert moins à créer un semblant d'originalité qu'à illustrer brillamment le propos de son auteur, marquant de son empreinte indélébile chaque personnage, chaque décor, chaque enjeu scénaristique. Ainsi, prend chair l'histoire improbable d'une relation épistolaire, naît sur le coup du hasard, rapprochant quelque peu les solitudes, apaisant d'une certaine manière les esprits tourmentés.


Faisant preuve d'un vrai sens de la caricature, Adam Eliott compose des personnages étranges, dont les aspérités les rendront bien plus humains que l’environnement dans lequel ils évoluent. On découvre tout d'abord l'Australienne Mary, fillette joufflue qui peine à s’accommoder d'une tache disgracieuse plantée au milieu du front, d'une mère qui affectionne tant son sherry, d'un père qui ne cause qu'à ses bestioles empaillées et d'amis peu enclin à la convivialité (vrai coq, vraie fausse poupée...). Quant au second protagoniste, Max, il n'est guère mieux loti puisque ce quadra juif new-yorkais, obèse au cœur lourd, aspie de surcroît, ne trouve du réconfort qu'auprès d'un ami imaginaire. Ces deux êtres cassés, unis dans la solitude, vont finir par se trouver de nombreux points communs grâce à leur correspondance manuscrite.


C'est là où réside la belle idée du film : en développant un mode de communication hors du temps, nécessitant un investissement que l'on ne retrouve pas forcément dans l'échange direct ou téléphonique, il oblige ses personnages à s'ouvrir à l'autre, couchant sur papier leurs maux afin d'en exorciser leurs effets. Écrire relève de l'intime, nous rappelle-t-on, les lettres seront aussi bien l'expression des failles de l'individu que de sa profonde réflexion, évoquant sans tabou le rapport aux autres, la misère sociale, la mort, etc. Au milieu de ces élans de tristesses et de bile noire, Adam Eliott déploie des trésors d'empathie envers ses personnages, les rendant profondément humains et attendrissant. Le ton décalé et l'humour noir étayent un univers sombre où émergent avant toute chose les savoureux mérites de la fantaisie et du saugrenu.


Seulement, l'illustration méthodique du propos colporté par une voix off omniprésente semble engoncer quelque peu Mary and Max dans ses principes : la narration est parfois poussive, les élans poétiques étant quelquefois victimes de la pesanteur ambiante. Ce sont les limites de la démarche entreprise par le cinéaste, en voulant aborder de la sorte la noirceur humaine, il n'échappe pas totalement au piège de la lourdeur et du pathos.


C'est peut-être le prix à payer pour obtenir un film d'animation aussi adulte, qui n'occulte pas le sordide et ne cède pas à la tyrannie de l'aseptisation outrancière (positivisme, évolution heureuse, etc.). Si la réalité s’adoucit pour les personnages, son ambiance dépressive ne s'efface jamais totalement, le monde devient simplement un peu moins gris, un peu moins sombre...


Une impression magnifiquement signifiée par une photographie élégante, par les teintes rouges qui viennent illuminer ces univers uniformément gris ou marron (rappelant d'une certaine façon l'utilisation du grenat par Ozu dans Fleurs d'équinoxe), la beauté transfigure la laideur, tout comme la grâce métamorphose la morosité. Le visuel employé prolonge joliment la force du verbe, mettant en lumière ce que le regard ne sait plus distinguer, à savoir cette humanité qui persiste malgré une réalité amère ou repoussante.

Procol Harum

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