Mars Express
7.5
Mars Express

Long-métrage d'animation de Jérémie Périn (2023)

Beaucoup vous diront peut-être qu'il y a dans ce film comme quelque chose de déjà-vu...

Un thriller policier qui semble ne faire office que de prétexte à l'exploration d'espaces et de mode de vie futuristes.

Un ton lent et posé afin de prendre la peine de capter chaque détail, d'exposer chaque singularité de cette perspective avant-gardiste.

Jusqu'à cette forme du dessin animé qui n'est pas sans rappeler la bonne vieille tradition des productions japonaises cyberpunk des années 1990.


Alors oui, à partir de là c'est certain : il devient facile de voir dans ce Mars Express une filiation assez évidente avec des classiques du genre tels que Ghost In The Shell, Cowboy Bebop ou bien encore – histoire de regarder un peu plus loin que le soleil levant – d'autres pièces maîtresses tels que Total Recall, voire Blade Runner.

Et si je comprends aisément qu'on puisse y voir un certain classicisme qui est davantage emprunt d’esprit revival que d’esprit révolutionnaire, il n’empêche qu’on ne pourra pas retirer à ce film quelques grands mérites.

Pour ma part, j’en vois trois.


Pour le premier, je vais me permettre de l’aborder par l’entremise d’une question.

On en a eu combien, ces derniers temps, des films de science-fiction qui ont vraiment pris la peine de poser un univers ? Finalement non, je reformule : on en a eu combien, ces derniers temps, des films tous genres confondus qui ont pris la peine de poser un univers ?

Parce que, rien que sur ce premier point-là, ce film est un régal.

Rares sont quand même les instants où on ne trouve pas l’occasion de nous présenter par le menu les spécificités de cette proposition futuriste. En cela l’intrigue aurait presque – comme je le disais plus haut – des allures d’un prétexte à l’exploration.


Des animaux domestiques artificiels à la place occupée par les androïdes en passant par les moyens de transport, de communication, de stockage, de loisir et même et surtout de subsistance économique et sociale (et de cela, on sera amené à en reparler), le voyage dans ce monde devient à lui seul une source d’intérêt, pour ne pas dire une narration en soi.

Dit autrement, on laisserait l’intrigue du film de côté que le seul portrait qui nous est fait de ce monde pourrait suffire. Entre la séduction que suscitent certaines propositions urbaines ou stylistiques, la fascination que peuvent générer voyages spatiaux et autres virées en voiture autonome le long de routes creusées dans les reliefs de Mars, ou bien encore et tout simplement les questionnements et autres malaises qui peuvent soulever les nouvelles perspectives individuelles et sociales de ce futur envisagé, tout participe déjà à raconter quelque chose…

…Quelque chose de riche et saisissant.


Or, si cette dimension narrative de l’univers présenté fonctionne aussi bien, c’est aussi parce que Jérémie Périn, le réalisateur, a su faire les choix formels qui s’y adaptaient le mieux.

Exit pour commencer cette culture de l’énervement systématique qui tend à s’imposer ses derniers temps au sein du monde la science-fiction. A en croire les dernières productions du genre – notamment étatsuniennes – il serait nécessaire d’associer au caractère imaginaire de l’univers futuriste les codes narratifs de l’épopée fantastique à base de démesure, d’action roller coaster et de musiques exubérantes. Une tendance avec laquelle Mars Express rompt avec beaucoup de justesse et d’ailleurs de maitrise.


Périn recentre son film sur le caractère de cinéma social prospectif propre au genre dans lequel il s’insère.

Les gueules, les voix et les capacités ancrent les personnages dans une certaine réalité.

Les cadres sont nets, régulièrement figés, et toujours composés de telle manière à ce qu’ils disent quelque chose des personnages et situations, ou bien qu’ils mettent en avant un élément nécessaire à l’intrigue.

Aucun mouvement n’est superflu. Même les scènes d’action ne sont là que pour mettre en évidence la brutalité du monde narré.

Et même si l’intention générale est manifestement tournée vers la présentation d’un monde, jamais la narration ne s’attarde trop sur ce qu’elle entend nous exposer.

On montre souvent sans commenter. Et quand on se doit d’expliquer quelque chose, c’est toujours dans le cadre d’exposition de l’intrigue. Un jeu subtil qui permet par ailleurs de mêler le superflu au fondamental, le simple geste d’esthète au détail immersif sans que jamais le rythme n’en pâtisse.

J’ai par exemple particulièrement aimé comment le film amène progressivement les éléments qui vont nous permettre de comprendre l’identité et le fonctionnement de Carlos. Cette remarque d’apparence anodine, où il demande à Aline de lui décrire l’odeur qui émane de la chambre d’étudiante de Jun, rappelle astucieusement qu’il n’a pas d’odorat. Le fait qu’on assiste à plusieurs reprises à ses blocages système quand vient le moment de s’en prendre à des humains, que ce soit lors de l’arrestation de Roberta ou bien lors de son altercation avec le beau-père de sa fille. Jamais on ne commente l’action pour l’expliquer. On sait qu’une base de compréhension a déjà été donné au départ au moment de la fausse tentative de déphasage de Carlos et que, pour le reste, le spectateur saura assimiler les différentes modalités d’application par simple observation.

Dit autrement, la narration s’efforce d’être intelligente, et cela notamment parce qu’elle fait le pari de l’intelligence de ses spectateurs.

Une qualité devenue trop rare, malheureusement…


Et puis reste enfin ce dernier mérite. Le mérite de l’intrigue.

Il se trouve que je disais quelques paragraphes plus haut que même sans elle, ce Mars Express pouvait tenir debout ; qu’il disait déjà quelque chose. Mais ça ne veut pas dire pour autant que je considère cette intrigue comme superflue. Bien au contraire.

Non seulement l’intrigue permet elle aussi de produire un propos, mais en plus, ce propos complète et enrichit parfaitement ce qui constitue la démarche globale de ce film.

Et si je serais toujours d’accord pour continuer que de reconnaitre qu’en effet, à première vue, cette intrigue donne l’impression de n’être qu’une reprise bien classique des conventions du genre – en l’occurrence l’enquête policière comme simple prétexte à l’exploration – je tiens à souligner le fait que – malgré cela – Mars Express ne s’arrête pas pour autant à la simple reproduction de ces codes.

Non. Il les actualise. J’irais presque jusqu’à dire que, d’un certain point de vue, il a ce grand mérite de savoir les raviver.


Car que raconte ce Mars Express au travers de cette intrigue policière ?

Que révèle de ce monde futuriste la découverte du pot aux roses narratif ?

Bien sûr qu’ici comme ailleurs, Mars Express nous joue la carte d’un futur où l’hégémonie des nouvelles technologies est mécaniquement synonyme d’hégémonie des grandes entreprises. Et à ce petit jeu-là, Royjacker Industry n’est qu’une nouvelle Tyrell Corporation parmi de multiples autres au sein de l’univers de science-fiction.

Mais là où Blade Runner et même Ghost in the Shell s’intéressaient davantage à la manière dont ces entreprises, par leurs actions, brouillaient les limites entre l’humain et l’artifice, au point d’annoncer l’avènement prochain d’une grande révolution d’espèce, de civilisation et de société, Mars Express rappelle la science-fiction à sa propre époque.

Est laissée de côté cet esprit dystopique où l’élan libéral et capitaliste nous entraine vers un futur dénaturant et aliénant certes, mais portant en lui le germe de son dépassement.

Dans Mars Express, l’avenir nous est dépeint comme moins noir et pourtant comme bien plus cruel, pour ne pas dire comme bien moins naïf.


Parce que, non, dans Mars Express, tout le monde ne vit pas au milieu des tours déminéralisées, ternes et étouffantes du Los Angeles de Blade Runner ou du New Port City de Ghost In The Shell. Au contraire on peut y trouver du ciel bleu, de grands espaces et des quartiers résidentiels forts accueillants… C’est juste que, dans Mars Express comme dans notre monde, l’utopie a un prix. Il y a des gagnants et des perdants. Un marché de la connaissance, du service et du désir dans lequel savoir judicieusement se positionner pour espérer en profiter.

Au final les élus sont plus nombreux. Pour quelques millions de Martiens chanceux il faut compter plusieurs milliards de Terriens vivant sur une planète à l’agonie. Même sur Mars, les bonnes places ne sont pas si nombreuses que ça : des androïdes serviteurs aux étudiants sans le sou, on peut très vite basculer du côté des perdants.

En cela, Mars Express entend rappeler une évidence que ces dernières décennies ont permis de faire éclater au grand jour et avec une sérieuse évidence : le modèle libéral capitaliste est certes aliénant et dénaturant, mais il est aussi et surtout une terrible force d’éradication.

Car non, les humains ne vont pas nécessairement se réinventer et se transfigurer face au vaste rouleau compresseur libéral et capitaliste en action. Imaginer cela implique la conscientisation d’une condition commune qui n’est pas forcément amenée à se produire.

Dans la société de Mars Express, les androïdes ont bien une conscience commune de leur situation mais ils ont été bridés dans leur capacité d’action et de révolte. Et sitôt certains d’entre eux cherchent-ils à se dessouder – à comprendre qu’ils cherchent à s’affranchir de la société qui les soumet – qu’ils sont impitoyablement détruits et remplacés par plus dociles qu’eux.

A l’inverse, parmi les humains de Mars, beaucoup sont persuadés d’être à l’abri de par leur position sociale individuelle enviable, participant de bonne grâce à l’entretien du système, jusqu’à ce qu’ils ne comprennent que trop tard que les places d’élus sont trop rares et qu’il est très facile de glisser dans le rang des exploités et donc des remplaçables.

C’est Jun qui, bien qu’étudiante, n’est pas à l’abri d’avoir à vendre son cerveau et son corps pour tenir, alimentant de ce fait les projets destructeurs de Royjacker.

C’est Aline qui, parce qu’elle sympathise avec les puissants, n’envisage pas une seule seconde qu’on pourra se débarrasser d’elle une fois qu’elle ne servira plus. (Alors que si.)

C’est même Royjacker lui-même qu’on bute sitôt est-il compromis.

Il y a toujours plus puissant que soi. En fait personne n’est à l’abri. Il y aura toujours quelqu’un qui estimera pouvoir vous jeter et vous remplacer par quelque chose de plus neuf et de plus arrangeant.

Et c’est selon cette logique que, dans Mars Express, on a jeté les prolos pour les remplacer par des droïdes, puis les droïdes par des mollusques.

C’est ainsi qu’on a jeté la Terre pour Mars, puis qu’on jettera un jour Mars pour autre chose …A condition bien sûr qu’un jour, on ne se retrouve pas bêtement sans nouveauté pour substituer.

Difficile d’ailleurs, par rapport à ça, de ne pas louer l’incroyable audace de la conclusion.

Au lieu de conclure – comme souvent – sur la promesse salvatrice d’une révolution à venir, la révolution ici a bien lieu mais elle n’est qu’une chimère ; une illusion insufflée par les maitres du système pour appeler les exploités à se saborder d’eux-mêmes afin qu’on puisse les remplacer…

…Et bien qu’Oscar sache cette révolution totalement illusoire, il préfère y céder malgré tout, préférant encore une illusion à cette réalité sans espoir que lui offre l’ordre en place.

Et là où le geste d’Oscar présente quelque chose de fort, c’est qu’au fond le film donne tous les éléments pour qu’on puisse prendre conscience que cette illusion n’est pas qu’un simple colifichet inventé par les dominants pour duper les dominés, mais bien quelque chose qui les aliène eux-mêmes, puisqu’à côté de ce paradis illusoire qu’ils promettent à leurs serviteurs, les dominants se recherchent pour eux aussi – en vain – la promesse d’une autre planète à exploiter une fois que celle-ci aura fini d’être essorée.

Poser l’éradication comme seul horizon. Voilà qui est culotté.

Et se permettre l’affichage fugace de Beryl au moment du grand saut final – pour entretenir également chez les spectateurs l’illusion qu’il puisse y avoir une réelle issue – n’en rend cette intention que doublement culotté.


Alors oui, moi j’ose le dire, je pense qu’avec ce Mars Express on dispose-là d’une proposition de science-fiction suffisamment riche, subtile et pertinente pour ne pas lui reconnaitre son statut d’œuvre majeure.

Et si, certes, je ne m’opposerais toujours pas aux arguments de ceux qui disent que ce film cède un peu trop aux classiques de son genre au point de sombrer parfois dans la simple récupération de stéréotypes, pour moi ça ne constitue en rien un défaut – bien au contraire – dans la mesure où c’est justement par sa manière de reprendre les codes et de les ajuster à sa proposition que Mars Express parvient à impacter ses spectateurs.

Comme quoi la grande science-fiction n’a pas forcément besoin de grands moyens et de ressorts épiques.

Le talent et la bonne intelligence suffisent parfois pour trouver sa place parmi les monuments historiques.

lhomme-grenouille
9

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le 12 déc. 2023

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