Profondément iconoclaste, Maynila transcende les styles afin d'impressionner durablement l'esprit de son spectateur. Son aspect faux documentaire lui permet de restituer avec force la réalité sociale du moment, sa dimension politique interpelle tandis que sa composante dramatique bouleverse et émeu profondément. Même s'il s'adresse préférentiellement au peuple philippin des 70's, celui subissant le régime de Ferdinand Marcos, Brocka est parvenu à transcender son sujet afin de lui conférer une portée éminemment universelle.


On peut facilement relever les défauts, ou perçus comme tel par le spectateur lambda, qui sont autant de freins à l'appréciation globale : personnage principal peu étoffé, intrigue rachitique, ou encore digressions narratives qui donnent l'étrange impression que Brocka hésite sur le chemin à entreprendre (docu saupoudré de mélo, mélo à la sauce sociale, etc.). Ainsi, Maynila ne serait sans doute qu'un patchwork philippin sans grand intérêt s'il n'y avait pas le talent d'un véritable cinéaste pour harmoniser tout ça et pour nous convier à un étonnant voyage au fin fond des ténèbres, là où l'innocence se brise au contact des griffes du néon, obligeant le quidam à la violence ou à la révolte pour vivre.


Dès le début du métrage, ce sont les choix de mise en scène qui surprennent : les premières images, volontairement muettes, laissent la ville s'exprimer. Le noir et blanc instaurent immédiatement une impression de solennité avant que la caméra ne s'engouffre dans les rues de Manille, un peu à la manière des premiers films du néoréalisme italien. On entraperçoit alors des saynètes de la vie quotidienne qui en disent plus sur la réalité sociale en Philippine que n'importe quel discours : les rues immenses jonchés d'ordures, les enfants qui balayent les détritus, les corps fatigués qui dorment à même le sol ou encore ces visages usés par la vie qui traînent leur peine au soleil...


Brocka privilégie alors la dimension documentaire pour son film, au point de se désintéresser, dans un premier temps, du destin du jeune Julio. Ce dernier n'entre véritablement en scène qu'au bout d'une demi-heure mais avant cela, c'est bien "Manille" qui est au cœur de toutes les attentions : on s'attarde ainsi sur la vie des ouvriers sur un chantier, sur les conditions de logement déplorables, sur les problèmes de promiscuités, sans oublier la domination sexuelle et la prostitution féminine ou masculine. Il y a beaucoup de choses dans Maynila, parfois un peu trop, et les digressions entreprises par le cinéaste sont parfois un peu perturbantes. Mais malgré tout, et c'est bien là son grand talent, Brocka arrive toujours à sublimer ces tranches de vie et à nous passionner pour des personnages formidablement humains : que ce soit cet ouvrier qui veut devenir chanteur ou ces prostituées qui ont leur histoire propre, on suit leur bref passage dans le récit avec beaucoup d'attention ! Il n'y a pas un film dans Maynila, il y en a "mille" ! Cela lui confère une forme un peu désordonnée tout en lui donnant une valeur documentaire inestimable. Reproduire le réel est une chose, mais le rendre passionnant à l'écran en est une autre qui est bien plus difficile à obtenir. Et sur ce point, Brocka relève le défi avec panache !


L'autre aspect important de Maynila est sa dimension fictionnelle : c'est la quête de Julio recherchant désespérément Ligaya, son amour perdu. Le choix du mélodrame n'est évidemment pas innocent, grâce à ce type de récit, connu et reconnu par le public philippin, Brocka va pouvoir s'adresser directement à lui pour faire passer des messages bien plus politiques. Manille, symbole du pouvoir, est ainsi vu comme un lieu de perdition, dominé par les ténèbres et la puanteur ; une vision qui s'oppose avec force à celle de la campagne, la "vraie" Philippine, perçue comme un jardin d’Éden à la pureté intacte. Les références religieuses sont d'ailleurs nombreuses et viennent illustrer les inégalités sociales perceptibles dans le pays : le pouvoir financier est perçu comme le serpent tentateur qui va entraîner le jeune innocent à sa perte ; les dépositaires du pouvoir politique, l'entrepreneur et l'étrange Mme Cruz (ersatz de la femme de Ferdinand Marcos ?), sont semblables à des démons asservissant les plus faibles. La métaphore peut sembler un peu facile, certes, mais Brocka met tout cela en scène avec beaucoup de sensibilité et un grand sens de l’esthétisme comme en témoignent la mort d'un ouvrier qui ressemble à la Pietà de Michel-Ange ou encore les retrouvailles très gracieuses entre les deux amants dans une église.


Maynila est un film foisonnant, quelque peu déstabilisant, qui nous propose une plongée dans un univers passionnant, gorgé de vie, d'espoir comme de douleur.

Procol-Harum
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films des années 1970 et Les meilleurs films philippins

Créée

le 18 avr. 2022

Critique lue 53 fois

4 j'aime

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 53 fois

4

D'autres avis sur Manille : Dans les griffes des ténèbres

Manille : Dans les griffes des ténèbres
Morrinson
7

Des réminiscences, des promesses, et la mort

Manille : Dans les Griffes des Ténèbres et Insiang, deux films très complémentaires sortis à un an d'intervalle, forment un portrait singulier de la capitale philippine en deux temps. Dans le premier...

le 21 sept. 2018

4 j'aime

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12