Jaume Balaguero est de ces quelques cinéastes qui auront contribué durant les années 2000 à la nouvelle vague de films horrifiques en provenance d'Espagne. Ses films tout aussi retors, violents que désespérés, ont tous la particularité de baigner dans une atmosphère lourde et oppressante et le plus souvent totalement dénué du moindre trait d'humour. Avec Malveillance, Balaguero s'éloigne du fantastique horrifique de ses trois précédents efforts pour revenir à une épouvante ancrée dans un milieu réaliste. Un réel terne et dépressif dans lequel se débattent des personnages confrontés ou dévorés par le Mal. Ceci est d'ailleurs la thématique commune à toutes ses films, le Mal y est toujours dénoncé de manière concrète.


De même que chez Carpenter, le Mal chez Balaguero vient soit de l'extérieur et s'incarne dans la figure d'illuminés, de possédés ou d'une quelconque entité surnaturelle, soit il vient de l'intérieur-même de l'individu, des tréfonds de son âme et de son esprit tourmenté. Si Rec est le seul cas à combiner les deux conceptions, Malveillance s'inscrit clairement dans la seconde catégorie et se présente comme un authentique suspense domestique, au propos hautement dérangeant. Alors que les précédents films de Balaguero se concentraient sur les notions de famille, de religion et d'occultisme, Malveillance se concentre essentiellement sur les notions de solitude, de mal-être et de duplicité.


Car si l'histoire prend pour cadre le quotidien banal d'un immeuble barcelonais, l'atmosphère n'en est pas moins lourde et malsaine, renouant ainsi avec l'épouvante réaliste de La Secte sans nom) et s'appuyant sur un propos hautement déstabilisant.


Ainsi, Balaguero prend le contre-pied du thriller domestique standard en faisant du bad guy le principal référent du spectateur, nous faisant continuellement partager ses pensées et ses projets malsains ainsi que son désespoir moral. Car César a la particularité d'être insensible au bonheur. Incapable d'éprouver le moindre sentiment normal, il souffre continuellement d'être dans l'incapacité d'apprécier la vie et les bonheurs qu'elle peut offrir. La première scène nous le présente ainsi au seuil du vide sur la corniche de l'immeuble en pleine nuit, poussé au désespoir par son incapacité à être heureux. Son manque d'empathie et sa frustration perpétuelle, le coupe littéralement de toute humanité et ce, à l'insu de tous ceux qu'il côtoie au quotidien. Sociopathe par essence et comédien par nécessité, César joue ainsi chaque jour un rôle qu'il a pris soin à composer, celui d'un concierge bienveillant et obséquieux, entièrement dévoué aux habitants de son immeuble. Mais au-delà de cette mascarade, César se sert continuellement des privilèges de son poste (il détient les clés de toutes les portes de l'immeuble) pour s'immiscer dans les appartements et influencer de manière subtile l'existence des résidents dont il connaît tous les détails de leur intimité.


L'intrigue dérive ainsi astucieusement vers le home-invasion, un genre où le quotidien d'un foyer se voit subitement bouleversé par l'intrusion d'un inconnu aux intentions généralement peu amènes. Le home invasion joue sur le caractère prétendument inviolable du foyer et du cocon familial et sur les peurs d'une agression extérieure violant les minces remparts d'un quelconque domicile. Le foyer est le sanctuaire de toute personne, de toute cellule familiale. Indispensable à l'équilibre mental de l'individu, le foyer s'imprègne de l'existence de ses occupants, de leurs souvenirs, de leurs odeurs, et demeure le point de départ et la destination de tout un chacun au quotidien.


Ainsi Balaguero instaure dès le début du métrage une certaine ambiguïté sur la place réelle et les rapports entre César et les autres protagonistes. César ayant un laisser-passer dans tout l'immeuble, il s'immisce à sa guise et à l'insu de (quasiment) tous dans l'intimité de chacun des résidents.


Parmi eux, il y a Clara, une belle jeune femme radieuse et pleine de vie. L'optimisme de la jeune femme a le don d'agacer au plus au point César qui fait alors une priorité de lui pourrir l'existence et ce de différentes manières tout en prenant grand soin de ne pas éveiller le moindre soupçon. Car la seule chose qui puisse encore réjouir César, c'est d'être l'instigateur et le témoin privilégié du malheur des autres. Ainsi, il ne sera jamais plus heureux que lorsqu'il aura enfin effacé ce "provoquant" sourire du charmant minois de Clara.


Le concept du psychopathe obsédé par une jeune femme qu'il désire et hait en même temps n'est pas nouveau, loin de là (d'ailleurs en ce sens, Malveillance partage de nombreuses similitudes avec La Locataire, sorti quelques mois auparavant). Mais le film de Balaguero se distingue clairement des oeuvres antérieures sur le même thème par son approche intimiste et ambivalente. Ce qui s'annonce au départ comme une critique virulente de l'hypocrisie sociale via la duplicité machiavélique du protagoniste-référent, devient progressivement le portrait d'un homme à la cruauté sans limites, qui tel une araignée n'aime rien de moins que tisser sa toile et voir s'y débattre ses victimes. César nous apparait ainsi comme un authentique imposteur, condamné à ne jamais laisser transparaître sa véritable nature, un monstre insensible perdu parmi les gens "normaux".


Cependant, la comédie quotidienne de César ne prend pas sur tout le monde, et ce dès le début du récit où il semble provoquer la méfiance de deux résidents de l'immeuble, un vieux retraité et une adolescente qui, parce qu'elle l'a mis à jour, oblige régulièrement César à acheter son silence. De même, le récit dans l'immeuble est fréquemment entrecoupé par les visites de César à sa vieille mère hospitalisée. Ainsi, ce personnage mutique subit quotidiennement les confessions malsaines de son fils lequel semble prendre un malin plaisir à décrire en détails ses agissements odieux à cette vieille femme dont le regard terrorisée ne semble pas reconnaître un fils en César. Dès lors, il est évident qu ce dernier n'éprouve de réel plaisir qu'à provoquer le désespoir et le malheur de ceux qui l'entourent.


Une scène tout aussi intéressante que cruelle est celle où César, profondément agacé par la condescendance d'une vieille habitante de l'immeuble, d'un naturel joyeux et avenant, céde à la méchanceté la plus évidente au risque de révéler pleinement sa cruauté intrinsèque. Au détour d'un dialogue, il rappelle simplement à cette vieille femme à quel point elle est seule et n'a aucune famille, rien que ses petits chiens, bref qu'elle n'est rien pour personne et que tout le monde se désintéresse d'elle. A mesure que César lui dit tout cela, d'un air totalement placide, le visage de la vieille femme s'effondre progressivement tant elle se rend alors compte de sa solitude et du pathétique de sa situation. Une cruauté simple et insidieuse mais dont les conséquences émotionnelles peuvent être aussi dévastatrice que n'importe quel bain de sang. Dénué de toute empathie, notre référent César devient alors clairement un monstre à visage humain, dont l'apparente bienveillance n'est rien de moins qu'un parfait mensonge.


Tirant habilement les leçons de ses prédécesseurs, Balaguero excelle dans l'art de faire monter le suspense, la tension et l'angoisse, et ce de manière totalement perverse, car en privilégiant le point de vue de César à ceux de ses victimes, le réalisateur établit malgré tout une forme d'empathie malsaine entre son protagoniste et le spectateur qui en arrive à trembler pour lui aux moments les plus fatidiques. Ainsi, ce suspense contradictoire culmine dans la scène où César se retrouve enfermé un soir dans l'appartement de Clara en compagnie de celle-ci et de son amant (et à leur insu) et ce jusqu'au petit matin où les préparatifs du couple menacent de révéler les cachettes successives du protagoniste. Cela pourrait prêter à sourire si Balaguero n'instaurait pas une réelle tension tout au long de la séquence se servant habilement de la topographie de l'appartement de Clara pour ne jamais perdre le spectateur.


Luis Tosar (Mes chers voisins, Cellule 211, En attendant la pluie), acteur espagnol plutôt célèbre dans son pays, est parfait de bout en bout dans un rôle à double facette, entre fausse bonhomie et perversité contenue. Un personnage dont la cruauté sans limites n'a finalement d'égal que le profond désespoir existentiel qui le ronge. Un personnage profondément ambivalent, qui trouve en la belle Clara l'objet de toute son attention. Jaloux du bonheur de la jeune femme, de cette simple joie de vivre qu'il ne peut ni ressentir ni même concevoir, César met un point d'honneur à pourrir le quotidien de la jeune femme. Une motivation comme une autre pour un homme sans état d'âme, perpétuellement sur la corde raide. Marta Etura, également l'épouse de Luis Tosar dans la vie (ils se sont rencontrés sur le plateau de Cellule 211) éblouit par sa fraîcheur "communicative" dans le rôle de la belle et optimiste Clara. Ainsi son personnage de par son côté positif attire immédiatement la sympathie du spectateur, lequel n'en réfère pourtant qu'au point de vue de César et ses motivations malveillantes.


Balaguero prend un malin plaisir à orchestrer cet antagonisme insidieux, brouillant astucieusement les pistes dès son ouverture en recourant à des ellipses inventives, manipulant avec maestria les premiers repères du spectateur (César s'extrayant du lit de Clara au petit matin comme un époux se levant avant sa femme, ou alors...). Le tout s'achemine vers un dénouement machiavélique auquel Balaguero nous aura préparé par quelques indices disséminés au cours du récit.


Et si le film pâtit de quelques défauts essentiellement d'ordre narratifs, notamment dans cette accumulation de sous-intrigues (l'adolescente, le vieillard) censée épaissir l'intrigue mais qui parfois en ralentissent inutilement le déroulement, Balaguero tire pleinement partie d'un scénario au suspense implacable et hautement addictif pour livrer ce qui reste probablement à ce jour son film le plus abouti.

Buddy_Noone
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le 10 févr. 2016

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