Mademoiselle
7.6
Mademoiselle

Film de Tony Richardson (1966)

On imagine, sans peine, les raisons pour lesquelles la sortie de Mademoiselle, en France, fut assortie d'une vive polémique : qualifié de grotesque, voire même de pornographique, le film de Tony Richardson réussit à s'attirer les foudres de la bien-pensance en montrant une campagne franchouillarde fleurie de haine, de xénophobie et de perversion. À une époque où le carcan moral, dans lequel se trouve le cinéma français, n'a pas encore cédé aux coups de boutoir de la libération des mœurs, un tel film fut sans doute trop en avance sur son temps pour être jugé comme il se doit, c'est-à-dire comme une œuvre aussi impertinente que poétique, excellant dans ses représentations du désir et des rapports humains.


Avant même d'explorer son sujet, on sait que Mademoiselle ne sera pas un film comme les autres. Tony Richardson, en effet, s'emploie ici à tisser d'improbables liens entre Free Cinema et Nouvelle Vague, entre les univers singuliers de Buñuel et Alfred Hitchcock. Pour y parvenir, il peut compter néanmoins sur Jean Genet et Marguerite Duras pour le scénario, David Watkin pour la photographie et Jeanne Moreau pour le rôle titre. Seule petite ombre au tableau, l'emploi de Ettore Manni pour interpréter Manou et dont le manque de prestance lui vaut de se faire éclipser par sa partenaire.


Malin, Tony Richardson sait que pour toucher à son but, pour évoquer avec force une sexualité qui ne demande qu'à se libérer, il doit ménager ses effets. Ainsi, la première partie de son film sera faussement classique, faisant mine d'emprunter les sentiers balisés du récit romantique afin de mieux conduire un discours militant dont la teneur est symbolisée par l'ultime séquence et ce glaviot craché face caméra, face aux membres hypocrites d'une société qui l'est tout autant.


Les premières minutes, néanmoins, nous mettent en terrain connu avec ce récit qui revisite joyeusement Lady Chatterley. On retrouve une jeune femme, bien sous tous rapports mais sexuellement frustrée, qui meurt d'envie d'assouvir ses viles pulsions avec le premier mâle croisé. Ce dernier prend les traits d'un bûcheron italien, rustre et viril, qui a la particularité d'aligner autant les conquêtes féminines que les arbres coupés... Tout cela ne serait guère très original si Mademoiselle ne s'essayait pas à l'évocation naturaliste du désir : l'exaltation des éléments naturels vient joliment souligner la force dévastatrice des pulsions (le feu, la nuit d'orage, etc.) et le retour à une primitivité salvatrice (la boue qui souille les vêtements de la civilisation, les étreintes fougueuses dans la forêt). Reconnaissons, toutefois, que Richardson en vient souvent à alourdir son propos en se montrant inutilement insistant et explicite (séquences trop longues, allusions grossières au monde animal). On retiendra surtout le remarquable travail effectué tant sur le plan sonore (les bruits de la nature se subtilisent aux notes de musique) que visuel (l'érotisation des corps qui va de pair avec la beauté du milieu naturel (champ, bordure de lac)), qui permet une approche finalement très poétique des instincts primaires et de la sexualité.


De la sexualité, oui, mais surtout pas des sentiments. Car Mademoiselle est tout sauf un film romantique et pour cause : ses personnages ne sont pas des êtres aimants car ils sont issus d'une société malade, déshumanisée et déshumanisante.


L'approche sociale, caractéristique du Free Cinema, se devine dès les premiers instants avec ce remarquable montage alterné qui relie intimement le cadre rigoriste de la société (la procession religieuse et l'ordre moral qu'elle symbolise) avec la souffrance tenace de l'individu (les actes de vandalisme qui témoignent d'un mal être profond). Cette séquence introduit brillamment le propos militant de Richardson qui va se traduire rapidement par une représentation sarcastique de la France profonde, avec ces instances robotisées (le maire, les gendarmes...), ces femmes frustrées et ces paysans aussi primitifs que xénophobes. Même si le sujet n'est pas véritablement creusé (il faudra attendre quelques années pour ça et notamment le Dupont Lajoie de Boisset), on ne peut que se réjouir de cette peinture qui nous est faite de cette France traditionaliste et moraliste.


Mais c'est surtout en faisant de son héroïne un monstre de perversion que Richardson se montre le plus virulent. Car, à l'instar de la fameuse Madame de Marcel Ophüls, le personnage central est tout sauf une véritable femme. Dépossédée de son patronyme, elle est réduite à une fonction (institutrice) et à une représentation sociale, parfaitement résumée par le terme de Mademoiselle : celle qui n'est pas mariée, celle pour qui le sexe est un acte répréhensible. Et Richardson nous le dit clairement, les troubles de son héroïne ne sont que les symptômes d'une société profondément malade. Et ces troubles sont nombreux, violents et envahissants. Barrée par les interdits, la personnalité de Mademoiselle s'efface et ne peut s'exprimer que par la violence (destruction des récoltes, animaux écrasés, empoisonnés, brûlés...). Submergée par le vice, Mademoiselle ne peut entretenir que des relations troubles avec les autres : elle humilie le jeune Bruno pour se venger de son père, elle s'offre en esclave à Manou avant de l'accuser de viol. Enfantée par une société inhumaine, Mademoiselle ne peut se réaliser en tant que femme car elle est dénuée de sentiments :
« Mademoiselle » rêve d'artifices
De formes oblongues
Et de totems qui la punissent

Procol-Harum
8
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le 10 oct. 2021

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Procol Harum

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Mademoiselle
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