Avec toute la noblesse qui le caractérise, Harry Dean Stanton fait sa dernière apparition au cinéma avec Lucky. Touchant du doigt cette douce Amérique périphérique et multiculturelle, John Carroll Lynch accouche d’un amer récit initiatique, funèbre mais caressé par une humilité et une ironie souriante.


C’est drôle mais triste à la fois. Se dire que c’est la dernière fois qu’on le verra sur un écran de cinéma, que ce sont les derniers dialogues que Harry Dean Stanton laissera transparaître de son vivant. Le destin voulut que ce dernier acte de bravoure cinématographique soit Lucky : un film qui était fait pour lui, tellement il ressemble à l’acteur qu’il était. Dans cette Amérique désertique, un vieil homme passe ses journées à voir des amis au bar d’à côté tout en jouant aux mots croisés dans son restaurant habituel. 23 ans plus tard, on croirait revoir Travis : celui de Paris Texas. Mais cette fois ci, au lieu de courir après l’absence, de crier dans le vide à la recherche de l’être aimé, il semble fatigué par les regrets, émoussé par la douleur intérieure et son amertume a été remplacé par la peur.


Dans Lucky, il y a beaucoup de Jim Jarmusch : ce cadre rustique mais très américain, ce rythme lancinant, cette mise en scène du quotidien, cette starification des choses simples, ce décorum naturaliste mais aussi véritablement burlesque. Côté burlesque qui apparaît beaucoup dans les relations entre les différents personnages comme l’atteste Howard, l’ami de Lucky, qui est déboussolé par le perte de sa tortue terrestre. Lucky est une œuvre qui respire beaucoup cette atmosphère « americana » : il est devenu un vieux de la vieille, un cowboy qui a rendu les armes, qui fume ses dernières cigarettes et qui n’a plus que quelques rêveries pour ne plus suffoquer. Car derrière le calme qu’il incarne, sa gentillesse et sa posture de pilier de bars mélancoliques, Lucky vit un quotidien assez morne, où les ramifications de l’agitation semble bien derrière lui, dans un passé qu’il semble exclure de sa mémoire.


A l’image de Paterson de Jim Jarmusch, John Carroll Lynch fait parler le geste du quotidien, le rituel de la journée, la victoire de la rencontre, que ça soit la petite gymnastique du matin au cocktail identique de soir en soir. La rythmique du film est diluée dans cette volonté perpétuelle de mettre le présent dans un contexte bien spécifique, de magnifier un dialogue aussi lunaire que philosophique. Malgré cette rengaine sur le temps qui passe, cette émotion que porte le personnage à cette idée que nous serons tous consumés à un moment donné de l’histoire, que nous sommes un grain de sable dans un désert qui dissimule bien des secrets, Lucky ne transpire pas la nostalgie grabataire mais au contraire, devient la célébration de l’osmose d’un groupe, d’une communauté américaine aussi paisible qu’anxieuse.


Lucky n’est pas une vitrine cinéphile qui existe juste pour voir David Lynch et Harry Dean Stanton taper la discussion à l’écran et amuser la galerie ; le film n’est pas un film testimonial visant à filmer une relique du cinéma sous toutes ses coutures. John Carroll Lynch donne une aura noble à son œuvre, écrase toute ambition opportuniste pour se donner corps et âmes à un acteur qui fait de même pour le cinéaste.


C’est alors que se dessine un beau de portrait, simple mais passionnant dans son questionnement sur le temps qui passe et la falaise vers laquelle nous fonçons tous plus ou moins : la mort. Sauf qu’au lieu d’être un tire larmes qui puise sa passion dans le lacrymal, Lucky garde cette pertinence, ou même cette impertinence pour glorifier la vie, dans cette envie de continuer à sourire devant l’inévitable. A quoi bon respecter les règles, quand on peut les contourner avec plaisir et l’approbation de tous ses proches. Harry Dean Stanton est un visage marquant du cinéma et sort par la grande porte. Merci à lui.


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Velvetman
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le 19 déc. 2017

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