Mulholland Drive avec du cul au lieu du cœur

/SPOILERS/


Qui aime bien châtie bien, et la déception est toujours proportionnelle aux attentes, parfois tellement qu’elle se mue en colère. J’adore le cinéma de David Lynch, pour ce qu’il a d’unique, de déroutant, de sensoriel, de surprenant, de libre, d’imaginatif, de frais… Parce qu’il est la preuve qu’on n’a jamais tout vu ni tout fait avec une caméra. Après avoir vu, entre autres, Mulholland Drive, Inland Empire et Twin Peaks, qui font tous trois partie de ma poignée de films préférés, je pouvais légitimement m’attendre à ce que Lost Highway, souvent présenté comme classiquement lynchien, rejoigne ce beau panel dans mon panthéon cinématographique. Loin s’en fut.


Pourtant le film démarre en terrain connu, avec une atmosphère typique du cinéma de Lynch, pesante et suspendue, à cause de dialogues et de mouvements de caméra volontairement trop lents,  d’un éclairage insuffisant et d’une ambiance sonore étouffante, dans des décors aseptisés qui encadrent des personnages perdus, entre mutisme et angoisse. Par la suite, se mettent en place tous les éléments préfigurant de la merveilleuse chasse aux trésors que représentent pour moi les films de ce réalisateur : la narration sinueuse et les motifs mystérieux, véritables “correspondances” symbolistes, se déploient progressivement. Et puis plus rien. Cette richesse promise s’estompe rapidement et n’atteindra jamais les sommets des films cités précédemment.
Certes, on retrouve un grand nombre des obsessions lynchiennes : personnages tourmentés voire torturés, beauté féminine, figure diabolico-divine transcendante, coups de fils dramatiques, gros plans sur des visages hyper expressifs, fondus au noir alternant avec des saturations lumineuses, ambiance coincée entre rêve et cauchemar… Certes, on trouve déjà cette double narration toute en correspondances qui atteindra son apothéose dans Mulholland Drive. Mais justement, c’est là que le bât blesse : alors que dans Mulholland Drive toutes ces trouvailles lynchiennes, narratives et audiovisuelles, sont au service ou bien d’un enjeu touchant (un sublime amour) ou bien d’une émotion sensorielle, ici la consistance fait défaut. Le film ne peut pas non plus se targuer d’être purement un manifeste artistique comme Eraserhead, qui manquait sûrement de densité mais avait le mérite de sa radicalité audiovisuelle clamant les ambitions de son réalisateur alors débutant.
Ainsi, Lost Highway manque de tout : d’enjeux, de beauté, d’imagination, de consistance. J’ai toujours deux approches des films de Lynch : par la raison et par la sensation. Par la raison, car j’y vois de fantastiques chasses au trésor où mon esprit stimulé s’amuse à se tordre pour tisser les liens narratifs que l’auteur se plaît à défaire, pour non pas donner une “logique” au film mais plutôt pour s’approprier sa cohérence propre. Il s’agit là de se nourrir de la richesse infinie des motifs et des éléments que fournit le film, pour le construire ensemble, car à mon avis le spectateur participe à l’élaboration de l’œuvre dans les films de Lynch, dont c’est d’ailleurs une des plus grandes beautés. Le spectateur pénètre l’œuvre et l’achève en la recevant, en tissant lui-même les perles dont Lynch lui propose de se saisir. Par la sensation également, car la déstructuration des films, l’abandon de tout repère confortable, l’ingéniosité de la réalisation et la richesse audiovisuelle donnent lieu à des émotions cinématographiques fortes. Seulement, ici aucune de ces approches ne m’a touché.
L’approche sensorielle est la première à faire manifestement défaut, ce qui n’aurait pas posé problème si elle s’effaçait pour laisser place à des enjeux supérieurs, comme c’est le cas dans Blue Velvet par exemple. Effectivement, le film se concentre beaucoup moins que Twin Peaks et plus encore Inland Empire sur les émotions qu’il peut procurer par le seul jeu audiovisuel, sur les couleurs, les sons (malgré des compositions musicales très travaillées commandées à de grands artistes), les lieux et les ambiances différentes qui se superposent. L’accès sensoriel sera dès lors bien moins fort.
Cependant, il apparaît progressivement que le plaisir de réflexion va lui aussi s’épuiser. C’est pourtant celui dans lequel on se lance le plus volontiers, d’une part car l’autre accès est barré, d’autre part car on a longtemps l’impression que ce labyrinthe sera plus simple à décrypter que les autres, et cet espoir stimule l’approche par la raison, afin de percer des mystères qui semblent accessibles : on pourra même prétendre à un moment avoir “compris” le film. Toutefois, j’ai fini par cesser de jouer ce jeu, j’ai fini par abandonner la chasse au trésor, simplement parce que n’y voyant aucune consistance, rien ne me poussait à m’y intéresser, rien n’était en mesure de me motiver à suivre le réalisateur dans les méandres de son œuvre.
En effet, le support, l’enjeu de cette quête est un parcours initiatique dans Inland Empire, une enquête policière dans Twin Peaks, une histoire d’amour dans Mulholland Drive, et… Pas grand-chose dans Lost Highway. En fait, le film présente une double narration en miroir presque identique à celle qui sera utilisée dans Mulholland Drive, mais le sexe remplace l’amour, le cul remplace le cœur. Non pas que le sexe ne puisse être touchant, ne puisse être un enjeu, mais je pense qu’il ne se suffit pas à lui-même : il peut illustrer ou incarner la force de la relation entre deux personnages, mais il ne peut pas la créer. Or ici, les personnages ne sont jamais vraiment construits autrement qu’à travers leurs rapports sexuels ou les angoisses qui les entourent, ce qui m’empêche d'y croire et de me plonger dans l’intensité supposée de leur relation. Alors que le développement de personnage est souvent nourri par leurs interactions, il est logiquement assez lacunaire lorsque celles-ci se résument à des rapports sexuels.
Ainsi, à la différence de Sailor et Lula, où l’activité sexuelle du couple est également volontiers montrée et exploitée par Lynch, ces rapports ne s’ajoutent pas à un lien émotionnel tissé par ailleurs : tout ne passe qu’à travers eux, si bien qu’en étant un peu provocateur j’ai parfois eu le sentiment d’être devant un porno d’auteur. Tout simplement, une succession de parties de jambes en l’air entre des personnages n’exprimant rien d’autre qu’un désir sexuel les uns envers les autres n’est pas un enjeu suffisamment dense pour me toucher, m’intéresser, m’impliquer. Je n’ai alors plus envie de suivre Lynch, plus envie de courir dans le labyrinthe, de jouer ce jeu, or un film de Lynch où on ne joue pas le jeu, un film de Lynch sans implication active du spectateur, ne peut pas s’apprécier à mon avis. Finalement, le plus grand mérite de Lost Highway est d’être sorti avant Mulholland Drive, lui permettant d’apparaître plus positivement comme un brouillon inabouti que comme une copie ratée.

P.S. : À la fin du film, les dernières images montrées par le “diable” à M. Eddy avant son exécution laissent penser à une condamnation pour péché de luxure, M. Eddy se retrouvant damné pour avoir organisé tout un trafic de proxénétisme, de films pornographiques et de perversions sexuelles. Ce propos semble contradictoire avec le sexe à outrance que choisit le film sur la forme, et si l’idée était de matérialiser à l’écran ce pourquoi M. Eddy est condamné, alors le film se condamne lui-même et je ne suis ici que le porte-parole de son suicide.

clownatorus
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le 31 mai 2021

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