La référence à l'ancienne chaîne de disquaire californienne qu'adopte pour titre Licorice Pizza, curieusement non explicitée au sein du film, dévoile à contrecoup la teneur du neuvième long-métrage de Paul Thomas Anderson. Le père des très éclectiques Boogie Nights,Magnolia ou There Will Be Blood a atteint l'âge émouvant de la nostalgie. Aussi était-il temps de déclarer l'amour qu'il porte à la Californie post-hippie de son enfance et plus précisément à sa banlieue natale d'Hollywood, San Fernando.
L'enthousiasme frénétique made in USA qui se dégage de ce nouveau film rappelle tous sourires le fourmillement d'un Boogie Nights et contamine les plans d'une proposition esthétique rafraichissante, à la croisée entre teenage-movie rétro et drame romantique. PTA nous gratifie du plaisir d'oublier le temps d'un instant le succès incessant au box-office américain des mille et un costumes moulants, s'affublant lui-même au détour d'un drôle d'uniforme, celui de sauveur d'un cinéma hollywoodien en panne d'idées.

Qui dit nostalgie appelle méfiance. Celle d'un regard fantasmé arrondissant les angles de l'ère plurielle que représente l'Amérique des 70s, partagée entre l'insouciance libératrice du Flower Power et la mutation graduelle et inéluctable vers la politique reaganiste de l'argent roi. Licorice Pizza n'y succombe pas et nous embarque dans un récit initiatique grisant au contre-pied des stéréotypes du genre. Gary, jeune adolescent-comédien de quinze ans éloigné de ses rôles d'enfant de la TV par une puberté gênante, et Alana, dix ans de plus et à la recherche d'une étincelle, s'entrechoquent dans une séquence liminaire dont l'insolence scénographique esquisse en l'espace de quelques instants l'explosivité du cocktail à venir. S'en suit un jeu de découverte mutuelle sur le mode du je t'aime moi non plus, donnant lieu à un voyage initiatique solaire (et contre-intuitif compte tenu de leur différence d'âge) à travers les même défis de jeunesse.
Et quels défis ! Le très scorcesien Paul Thomas Anderson nous embarque dans le Los Angeles de tous les possibles où la chance sourit aux audacieux, où l'âge et les compétences importent moins que le panache et l'esprit d'entreprendre. La caméra suit ainsi avec le talent fou qu'on connait au cinéaste, par ailleurs co-directeur de la photographie, les pérégrinations cinétiques du duo comme autant d'étapes d'un gigantesque parc d'attraction. L'extraordinaire du lieu empêche l'expérience du banal et Anderson ne boude pas notre plaisir. Au détour d'un martini croisera-t-on ainsi une vedette de la machine à rêve en fin de carrière et en manque de sensations (Sean Penn), un carriériste intègre en campagne municipale dissimulant son homosexualité (le réalisateur Bernie Safdie), ou un Bradley Cooper surprotéiné en petit ami de Barbara Streisand. La scène tarantinesque de livraison du matelas à eau chez la star, sorte de bijou d'orfèvrerie autonome façonné en plein cœur de l'intrigue, suspend la narration en prenant la forme d'un morceau de bravoure cinématographique réjouissant, tout en étoffant par son exceptionnelle mise en scène l'alchimie entre les deux jeunes intrépides. Surtout, elle fait briller Alana par sa conduite, démonstration de sa dextérité et de son charisme brûlant.

Parce que le vrai feu du film, ce sont les deux jeunes comédiens qui électrisent l'image, bien aidés par une profusion d'idées de mise en scène, notamment en terme de lumière, qui les mettent constamment en valeur. Aux côtés d'un casting secondaire pourtant si dense, quelle vive émotion de voir dans la vitalité de Cooper Hoffman, fils du regretté Philip Seymour Hoffman, les traits de son père et un talent de se mouvoir dans le cadre lui étant semble-t-il directement hérité.

Pourtant la réelle découverte du film, c'est bien Alana Haim, membre du groupe de musique Haim déjà photographié par le cinéaste dans une batterie de clips, et dont le physique atypique au vu des canons des studios et la faculté à incarner avec une authenticité évidente une tête brûlée au caractère bien trempé donne un coup de poussière bienvenu aux castings des films hollywoodiens. La complexité de son personnage se révèle avec force dans sa capacité à se lover - non sans souffrances - dans les interstices, en contrepoint systématique avec les attentes d'une époque qui tend à régler son statut de femme sur la seule convenance des désirs de l'homme. Séduite à plusieurs reprises par les charmes des puissants qui la fascinent mais qui la réduisent à l'état de chose, la question de sa sexualité (ainsi que celle de Gary) est constamment convoquée sans jamais succomber à la tentation de l'exhiber. Une place immense se libère alors, comme une grande respiration, pour le développement des psychés en chantier des deux jeunes débrouillards, dont les liens ne se resserreront pas dans un amour naissant ex nihilo, mais dans l'épreuve bien plus convaincante du réel : dans cette scène de casting où Gary souffle la réplique à Alana, dans le montage de leurs sociétés aussi loufoques soient-elles... C'est à dire dans le travail, la complicité et l'entraide, chose rare au cinéma.

À l'échelle de la romance, déjà très aboutie, la nostalgie de l'ensemble aurait tout de même pu ériger un château de cartes tout juste séduisant et maintenu à distance du spectateur. Sorte de flacon sans l'élixir reposant sur les seules qualités plastiques propres à la pesanteur de ce moment unique dans l'Histoire des Etats-Unis, avant des heures que l'on sait du haut de notre regard contemporain, plus sombres. Pourtant, au rythme d'une BO enflammée, la mise en scène épouse un équilibre tout trouvé, développant en harmonie la romance insolente et triviale entre les deux personnages en construction et les enjeux de l'environnement, littéralement cinématographique, qui de fait les façonne.
Ainsi, de l'immonde claque sur les fesses d'Alana dans la première séquence, en passant par la révolution délicieusement surannée que représente l'arrivée des matelas à eau ou les salles de flippers, jusqu'à la prise de connaissance de l'embargo pétrolier, le teen-movie s'épaissit d'une batterie de marqueurs temporels toujours subtilement distillés et se donne à voir comme kaléidoscope de son temps. Dans le perfectionnisme qu'on lui connait, le cinéaste livre avec aisance -et certes formalisme - une vision rétraçant avec justesse la grandeur et les excès de l'époque.

Licorice Pizza prouve une fois de plus l'extraordinaire maîtrise de Paul Thomas Anderson, décidément capable de se déplacer en caméléon à travers les différents exercices que le cinéma peut proposer. Conçu comme un bonbon rappelant la saveur de ses premiers pas, le génie de sophistication de sa grammaire poétique, enluminée avec goût d'un festival de situations lunaires et parfaitement autonomes, l'éloigne de la posture mineure que la légèreté de son ton aurait pu lui procurer. Aussi, laissera-t-il à coup sur dans le temps, les traces pérennes d'une expérience de cinéma aussi signifiante que jubilatoire.

remchaz
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le 22 déc. 2022

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