Après la fascinante proposition méta-poétique de Leos Carax à Cannes 2021, Annette, l'on ne peut qu'être enthousiaste en cette fin d'année devant la perspective d'une nouvelle confrontation à l'exercice de style qu'est la comédie musicale. Aussi, lorsque le maître de l'entrain et de l'enthousiasme au cinéma lui-même décide de s'atteler à une nouvelle adaptation cinématographique du drame lyrique West Side Story, les étoiles montent aux yeux et la salle de cinéma, paradis sur terre dans la conception d'un Steven Spielberg, tend à nous aimanter irrésistiblement.


Avec Spielberg, membre du groupe restreint des monstres infatigables d'Hollywood, l'on s'attend à coup sur à une véritable fête de cinéma, à une nouvelle démonstration de mise en scène virtuose et haute en couleur. De cela, nous n'en manquerons rien. Le cinéaste, pourtant parfaitement débutant dans l'exercice de la comédie musicale, distille une partition renouvelée de chorégraphies à la fois respectueuses de l'essence du classique de Broadway et de la version cinématographique de Wise, tout en l'adaptant subtilement au goût du jour. Plus musclées, plus aiguisées, les danses font véritablement battre le cœur de l'œuvre. Aussi, malgré leur qualité inégale, la plus iconique d'entre elles qui a su universellement marquer les esprits par le passé, America, transformée en fête de quartier portoricaine entièrement tournée en extérieure, est particulièrement réussie.


Pour qui a vu et revu le film de Wise, le choix de Spielberg de s'attacher à retranscrire à la perfection le livret originel - sauf micros-ajustements dans l'architecture du récit - transforme quelque peu l'exercice en jeu des sept différences et semble, à bien y réfléchir, assez curieux.
Bien sûr, avoir modifié les compositions de Leonard Bernstein, dont certaines sont de véritables chef-d'œuvres, eût été une faute impardonnable pour les aficionados les plus zélés. Mais plusieurs questions se posent. Indéniablement, Spielberg renforce le discours racial et anti-communautaire tout en instillant, dès le premier plan s'ouvrant sur le chantier balbutiant du Lincoln Center, une vision critique de la gentrification new-yorkaise.
Certes, l'idée de faire du rajeunissement des lieux le geste originel du film, métaphore d'un dépoussiérage de l'œuvre elle-même dont l'universalité a su traverser les époques du chef-d'œuvre de Shakespeare jusqu'à cette nouvelle adaptation, est séduisante. Mais ces ajustements tout à la fois minimes et signifiants au monde contemporain placent le projet entre deux eaux et interrogent avec gravité la pertinence d'une adaptation si peu libre, qui aurait peut-être gagné à s'affranchir complètement du contexte des sixties. Aussi, malgré la sympathie naïve et rétro des petites frappes gominées, l'affrontement entre Jets et Sharks, suranné au possible, paraît peu parlant pour les générations actuelles, et l'effort poétique de mise en relation des enjeux par la musique semble vain tant il se trouve parfaitement démodé dans sa forme et entièrement vidé de son contexte historique original.
En résulte une esthétique un peu déroutante, sans réelle émotion, qui n'ambitionne ni la représentation - aussi brodwaysienne soit-elle - des sixties, ni la parabole de notre temps. L'artificialité et le manque d'incarnation débordent de toute part, par exemple au sein d'un casting masculin peu expressif, un peu hasardeux et vraiment en deça des standards du trio Tony-Bernardo-Cliff de Wise.


Heureusement, l'on est toujours sûr avec Spielberg de se régaler d'un sens de la mise en scène croustillant et fourmillant d'idées, et en cela son West Side Story évite le naufrage. Globalement, ses micro-ajustements autant narratifs que scénographiques paraissent insignifiants, c'est-à-dire parfaitement dispensables vis-à-vis des deux œuvres précédentes. Certaines choses changent pour ne rien changer, si ce n'est pour le plaisir de changer. Ce qui faisait les petits défauts du film de Wise, entre autre sa mièvrerie parfois démesurée et sa longueur, sont pour le coup respectés à la lettre, voire accrus. L'on se demande par exemple comment le cinéaste fait-il pour rendre son film presque dix minutes plus long en ayant retiré l'exposition expérimentale qui elle-même durait dix minutes.


Dans cet ensemble tout juste sympathique car quelconque, notons tout de même un changement, le plus incompréhensible du film qui pourtant ne fait globalement pas de vagues : la modification de la scène de marriage fictif, One hand one heart.
Dans le film de Wise, l'idée originale de retrouver les amants dans l'arrière boutique de Maria où un délicieux jeu du chat et de la souris les voyait passer progressivement et avec humour d'un concours de déguisements à une charmante cérémonie d'alliance spirituelle, se métamorphose au profit d'un dispositif voyant Tony demander à sa dulcinée de le rejoindre dans une chapelle du quartier. Ainsi, plus de petites chorégraphies fluettes propres à l'esprit Broadway, plus de rires et de complicité mielleuse entre les deux jeunes amants comparant tout sourires la physionomie de leurs parents, mais un agenouillement rétrograde en clair obscur devant un autel glacial et une interprétation sidérante du thème, pris au pied de la lettre de manière parfaitement stupide.
Aussi reste-t-on sans voix devant cette faute de goût, pensée exclusivement comme une occasion pour Spielberg de réaliser son plan fétiche sur un vitrail illuminé, filtrant une lumière du jour ouatée par l'obscurité (voire l'obscurantisme) de la pièce.
Tony, le jeune homme tolérant et séducteur, est devenu bien prude, et Spielberg lui, bien rigide.

remchaz
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le 23 déc. 2021

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