Enveloppé dans un splendide noir et blanc, L'étreinte du serpent avait tout pour asseoir une intention esthétique particulière, au croisement de la nostalgie et de l'hommage cinéphilique. Mais on est très vite rassuré : le film de Ciro Guerra, s'il assume son ancrage dans le passé (par son adaptation de carnets de voyages de Theodor Koch-Grünberg et Richard Evans), livre un propos d'une ampleur qui dépasse tout cadre nostalgique.


Ciro Guerra, avec une élégante poésie, parvient à restituer cet autre monde qui fut jadis le siège d’une communion parfaite entre l’homme et la nature, et lève son chapeau aux tribus et à la culture autochtone transcendantale. La caméra tel un serpent qui se faufile, glisse sur l’eau et nous porte sur les traces de la vie de Karamakate, sublime « guerrier payé », guide spirituel et gardien des traditions ancestrales possédant le savoir des plantes et de la vie, reclus dans les profondeurs de la jungle.


Theodor Koch-Grünberg (1872-1924), ethnologue allemand qui a dédié sa vie aux peuples Pemon du Vénézuéla et aux indigènes en Amazonie, échoue malade et fatigué, avec son compagnon de fortune Manduca, aux pieds de Karamakate, le dernier chaman capable de le soigner par l’intermédiaire de la Yakruna, lierre hallucinogène épiphyte de l’arbre à caoutchouc dont seul le peuple Cohiuano connaît le secret. Theodor, affirmant avoir fréquenté ce peuple quelques années auparavant, redonne espoir à Karamakate de retrouver les siens qu’il pensait tous exterminés dans la course folle et meurtrière de l’exploitation du caoutchouc. Ce voyage initiatique sera marqué sous le sceau de la nature : "(...) la magnificence du spectacle auquel j'ai pu assister pendant ces heures surnaturelles fut telle qu'elle me semble impossible à traduire en des mots qui puissent faire entendre à d'autres la teneur de sa beauté et de sa splendeur ; tout ce que je sais c'est que, comme tous ceux pour qui le voile épais qui les aveuglait s'est levé, quand je suis revenu à moi, j'étais un autre homme."


La philosophie du respect, l’apprentissage de la connaissance du milieu environnemental par la transmission orale, la grande importance octroyée aux rêves, à l’imagination et aux esprits existants dans la nature, sont autant de croyances communes aux tribus amazoniennes qui accordent une place toute spéciale à la mythologie dont le titre du film est issu. Les hommes seraient arrivés sur terre par le biais de serpents mythiques venant de la Voie lactée et conduits par des êtres-animaux qui leur auraient enseigné la vie en communion avec la nature. Ils auraient laissé des offrandes sous la forme de plantes, permettant aux hommes de communiquer par leur intermédiaire et d’avoir accès au savoir initial du monde. Ces êtres animaux finirent par regagner l’infini et les serpents se métamorphosèrent en cours d’eau.


Baignant dans un état de contemplation méditative, notre œil est titillé par l’arrivée d’un autre explorateur, Richard Evans Schultes (1915-2001) biologiste américain, père de l’ethnobotanisme (études des relations entre les peuples et les plantes), aux allures étrangement similaires à son prédécesseur, interrompant ainsi la ligne de temps chronologique supplée par un temps en dehors du temps élevé en spirale (faisant écho aux films d’Apichatpong Weerasethakul). Le temps revêt une dimension tout autre, s’éloignant du principe de linéarité des événements se conjuguant pour former l’Histoire et se transforme en une série d’événements qui ont lieu simultanément dans plusieurs univers parallèles. Ainsi plusieurs personnes vivant la même expérience à travers plusieurs vies sont considérées comme étant une personne unique renaissant à chaque fois sous des traits quelque peu différents. Cette résurgence donne naissance au mythe auquel les Amérindiens accordent une importance toute particulière et s’apparente au principe des vases communiquant de la mécanique des fluides (le liquide contenu dans chacun des récipients reliés entre eux s’équilibre indépendamment de leur volume ou forme) où le passé, le présent et le futur se confondent et convergent comme les confluents d’une rivière. Le temps se disperse telle la vapeur d’eau qui s’échappe de l’Amazone et s’évapore, intouchable, indomptable et transitoire.


Jouant avec notre réceptivité à la lumière à travers une photographie en noir et blanc afin de susciter notre imaginaire à prendre conscience de toute la magnificence du spectacle de la jungle qui a notamment conduit Theodor « à la folie la plus totale et inexorable », Ciro Guerra nous montre sa face cachée, les visages des autochtones bafoués, réduits à l’esclavage puis tués par l’exploitation outrancière du caoutchouc devenu pour un temps le pétrole de l’Amérique du Sud. Sous le regard des protagonistes, nous découvrons avec effroi les conséquences désastreuses de la colonisation, rouleau compresseur, visant la destruction de l’âme humaine et reproduisant de façon exponentielle des « chullachaqui », des répliques creuses d’êtres humains qui errent dans la jungle, toujours à l’affût d’une proie à berner.


Au-delà des clichés de l’homme blanc orgueilleux et incapable de se déposséder de ses objets à valeur sentimentale, nous ne pouvons que reconnaître la puissance et la sagesse d’une connaissance basée sur le respect de l’harmonie et la compréhension, comme étant une valeur fondamentale. Celle-là même que les Blancs ont voulu éradiquer par l’holocauste et encourager par le président colombien de l’époque : « En reconnaissance du courage des pionniers colombiens du caoutchouc qui ont amené la civilisation au pays des sauvages cannibales et leur ont montré le chemin de Dieu et de sa sainte église. Rafael Reyes, président de la Colombie, août 1907. » Lui-même ignorait la connaissance amassée par son propre peuple tout comme la plupart des Colombiens qui ne se doutaient pas que la vie et la sagesse coexistaient dans un mode de vie simple en connexion avec la nature. Plus qu’un témoignage de ce temps révolu, L'étreinte du serpent est une ode à la vie et à sa compréhension au travers du rêve, de l’imagination et des croyances spirituelles.

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 30 fois

6
2

D'autres avis sur L’Étreinte du serpent

L’Étreinte du serpent
Electron
8

Rêver pour survivre

Survivant oublié de ma tribu massacrée, je parcourais mon territoire dans la forêt amazonienne, sans craindre les rencontres. Je me fondais dans la nature, laissant le moins de traces possibles, sauf...

le 31 déc. 2015

49 j'aime

23

L’Étreinte du serpent
SanFelice
8

"Tu es deux hommes"

On le voit venir de loin, L’Étreinte du Serpent. Voyages en Amazonie, faune et flore sauvages, rencontres de deux cultures opposées, quête initiatique, on devine tout cela dès les premières...

le 5 mai 2018

35 j'aime

4

L’Étreinte du serpent
Liverbird
9

Récit-fleuve

On connaît tous la citation : « l'histoire est écrite par les vainqueurs ». Sans pour autant en connaître la véritable source. Les noms de Robert Brasillach, Walter Benjamin ou Winston Churchill sont...

le 12 juil. 2016

28 j'aime

6

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12