La facilité avec laquelle Marco Bellocchio sème le trouble dans notre esprit est telle, que l'on met un certain temps à pouvoir se l'expliquer. Est-ce dû à la virulence d'un propos qui crache sa rage sans complaisance envers tout ce qui nous constitue (famille, religion, société). Cela vient peut-être de cette mise en scène particulièrement immersive qui nous laisse voir ce que l'on préfère ignorer (matricide, inceste) ; sans parler de son aisance morbide à faire de l'autodestruction d'autrui un spectacle pour le moins délectable... À moins que ce ne soit, tout simplement, dû au caractère incroyablement intemporel de son histoire : en traitant du malaise sociétal à travers celui, plus classique, d'un jeune adulte, il préfigure les événements de 68 en même temps qu'il évoque un passé sombre (le fascisme) pouvant toujours s'écrire au présent.
Liberté, que ne ferions-nous pas en ton nom ? Tout, sans doute, le pire y compris...
Celle célébrée autrefois par Rimbaud dans Ma muse, auquel le titre fait référence, se trouve ici exposée sans aucune nuance : elle est totale, aussi bien libératrice que destructrice, poussant l'individu à s'affranchir de toutes les contraintes qui viennent cloisonner sa vie (sociétales, morales, familiales) ; elle insuffle l'ivresse jusqu'à la déraison, jusqu'à la folie, toutes les folies ! La plus douce d'entre-elles, celle qui fait espérer l'avènement du bonheur, conduit inexorablement le personnage d'Alessandro sur le chemin de l'atrocité ; comme si l'homme ne pouvait se défaire de ses perversions, de ses tares congénitales.
Et c'est bien là-dessus que s'élabore la démarche entreprise par Bellocchio, rendant merveilleusement palpable l'intime relation entre Eros et Thanatos à travers la dualité incarnée par le jeune Alessandro qui est à la fois beau rebelle et monstre sanguinaire, libérateur et dictateur, délirant et désirant...
Pour ce faire, le jeune cinéaste fait de cette dualité la matière première de son film, le rendant ainsi d'autant plus insaisissable, infiniment plus troublant ! Loin de tout académisme, notre homme joue sur les différents registres, passe du rire au tragique en même temps que son héros glisse du désir de vie vers les pulsions de mort.
Ainsi, Les poings dans les poches se gorge bien souvent de comédie noire, de rire insolent, d'absurde et de bouffonnerie glauque : comment rester impassible face à un film où les protagonistes sont grotesques (tarés congénitaux aux troubles ouvertement exagérés, héros à la fois Dieu tout-puissant dans son petit royaume et personnage dérisoire en société...), où la famille est surréaliste, régie par les rituels étranges et l'incongruité (le chat qui vient becqueter dans les assiettes), et où la mort n'est pas prise au sérieux (la vie s'arrête par un geste dérisoire ; les ricanements accompagnent la gravité d'un événement, les tergiversations futiles se répandent autour du défunt...). Mais le métrage se dote également des atouts de la grande tragédie avec la menace qui plane constamment sur cette famille, avec ces élans pervers et mortifères, avec ces ombres inquiétantes qui jouent avec un N&B glacial, avec ces rires, ces bruits, ces déflagrations de colère, d'angoisse ou de douleur qui finissent par envahir l'écran sur un air d'opéra !
Tout est là, puissant et déstabilisant, sublimé par les images d'un cinéaste, peintre de formation... La demeure familiale, symbole d'une bourgeoisie décadente, porte en son sein les stigmates de la folie qui gagne ses occupants : sombre, vétuste et étouffante, elle suinte du malaise qui gangrène la famille. Son absence de chaleur renvoie au désert affectif des personnages, tandis que le désordre qui y règne représente avec effroi la confusion qui régente les esprits. Bellocchio a le sens du visuel et cela se ressent immédiatement à l'écran : avec peu, il crée le doute, dépeint les tourments et conduit avec subtilité ses effets : les cadrages exaltent l'étrange et l'inconfort, le montage souligne malicieusement les dissonances, les accélérations soudaines du rythme reproduisent joliment l’enivrement poétique du texte de Rimbaud.
De la même façon, les nombreux objets usités par le temps et les imposants portraits des aïeux vont rapidement coloniser l'espace, renvoyant à l'idée d'une société sclérosée étouffant sa jeunesse. Les rituels d'ordre religieux, comme l'immuable visite au cimetière, vont organiser mécaniquement la vie de cette famille, comme le carillon rythme froidement le quotidien de ce village sans âme... la rage envers l'ordre établi inonde progressivement l'écran : à travers Alessandro, c'est la jeunesse qui se révolte contre la tyrannie familiale ou morale. Mais là aussi Bellocchio joue la carte du double jeu en flattant le désir de liberté tout en agitant la cruauté d'un nihilisme sauvage : une course en voiture débute dans la frénésie avant de se muer en projet funeste ; l'amour et le flirte se fardent de sordide, à travers l'évocation de la misère sexuelle (le couple d'Augusto et la fréquentation des prostituées) ou de la relation incestueuse (l'admiration envahissante d'Ale pour son frère, les poèmes d'amour écrits pour sa sœur...)... Prisonnier captif de cette frénésie picturale, on suit avec autant de dégoût que de fascination la dérive de ces personnages timbrés, sans nous douter que le pire soit à venir, lorsque les motifs romantiques vont se muer en symbole de mort.
Subtilement, Bellocchio évoque le fascisme qui se nourrit des désirs de liberté et de changement : de jeune homme qui se construit en s'opposant à sa famille, Ale devient l'initiateur d'un projet eugénique qui consiste à supprimer les plus faibles, ou les plus malades, afin de promouvoir un certain idéal. Et c'est peut-être cela, finalement, le plus troublant, cette ombre du nazisme qui s'installe progressivement dans le récit, sans faire de bruit, évoquée simplement par quelques indices savamment disséminés (comme cette photo issue de The Wild One qui laisse la place à un portrait rappelant un nazi) et portée par la prestation animale de Lou Castel. Les bases des Damnés de Visconti sont là, avec le pompiérisme en moins et la rage en plus !
Film âpre et peu commode, Les poings dans les poches ne se laisse pas facilement appréhender mais parvient néanmoins à nous subjuguer par sa représentation, sans concessions, d'une société moribonde au sein de laquelle le fascisme peut éclore de manière aussi inopinée que les crises comitiales d'Alessandro. Le parallèle fait entre le mal qui gagne la société et celui qui frappe le personnage a le mérite d'interpeller durablement le spectateur, le troublant d'autant plus que le cinéaste se garde bien d'ancrer son histoire dans une époque précise. Artistiquement réussi, le premier jet de Bellocchio se double d'une impertinence rare, s'octroyant légitimement le qualificatif de chef-d'œuvre