Film abscons au premier abord, Les Onze Fioretti de François d’Assise dévoile son infime beauté à partir du moment où on le considère pour ce qu’il est vraiment : c’est-à-dire un film avant tout politique et humaniste, investissant la fameuse figure de Saint François d’Assise, celui qui embrassa le lépreux et causa avec les piafs, afin de rendre au monde ce que la guerre lui avait volé : sa beauté, son rêve, son innocence. Deux ans après avoir mis en scène la mort de l’enfance, avec Allemagne année zéro, Roberto Rossellini s’emploie désormais à en ressusciter l’esprit en convoquant ces vertus cinématographiques pour lesquelles il a une foi inébranlable : le regard de l’enfant devient le nôtre l’espace d’un instant, nous faisant percevoir un réel enfin propice à l’émerveillement. Ce réel même qui fut, justement, sous la menace de l’esprit guerrier.


Mais pour susciter la foi par sa grammaire, le cinéma doit déjà faire vœux d’humilité. Pas d’hagiographie ou de culte de la personnalité ici, Les Onze Fioretti de François d’Assise ne montre pas d’autre miracle que celui réalisé par le cinéma lui-même sur l’imaginaire collectif : l’image et la mise en scène ont le pouvoir de toucher le plus grand nombre et bouleverser ainsi notre approche du monde. Sans effet spectaculaire ou narration hollywoodienne, le film laisse infuser dans ses images suffisamment de grâce pour que notre rapport au réel s’en trouve changé : c’est à ce prix seulement que le miracle s’opère ! Une humilité que Rossellini revendique immédiatement, comme le montre cette histoire qui débute et se termine dans la boue, comme l’atteste surtout sa représentation du personnage central : désigné par son seul prénom, il n’est pas perçu comme un saint ou un surhomme ; physiquement peu présent (il n’est pas mis en valeur par des gros plans, il disparaît même de l’écran lors de passages tout entier...), il n’est pas la grande figure héroïque à idolâtrer. Ce qui compte, c’est l’invisible, la beauté perçue par un regard innocent, par un regard enfantin qui ne serait pas déjà contaminé par cette matrice de la médiocrité qui est l’orgueil et la vanité.


Pour nous en convaincre, Rossellini remplace l’exhibition du miracle par le miraculeux pouvoir suggestif du cinéma. Le passage du baiser au lépreux, moment ô combien attendu par le spectateur, se transforme ainsi en instant aussi surprenant que vivifiant. Loin du cliché iconique, on retient la tendresse du geste, l’humanité de celui qui le prodigue. Le reste du film sera à l’avenant, distillant à travers l’image la force de la beauté divine (avec un subtil rapprochement entre la douceur du visage des franciscaines et celle du paysage), ou encore les bienfaits d’un humour enfantin (l’entêtement badin de Jean, la candeur de Ginepro...). Le réel se reconstitue et se transcende alors sous nos yeux à travers ces filtres (humour, douceur...), donnant ainsi tout son sens au geste cinématographique. Certes, la forme filmique peut décontenancer, avec cette succession de saynètes rappelant un vitrail, avec ce refus de céder aux convenances narratives (pas d’intrigue, d’acmé...), mais c’est bien elle qui sert à donner toute sa puissance à la représentation de la foi ou du miracle (le chant des oiseaux qui transporte celui des moines, le Frère feu qui réchauffe les démunis et détruit le camp du tyran...).


Avec Rossellini, le miracle est d’autant plus fort qu’il est réaliste. Une intention qu’il résume fort bien en disant que Les Onze Fioretti de François d’Assise « est le film de l'innocence comme moyen de lutte ». L’innocence comme capacité à résister à la violence et à la médiocrité, comme le prouve Ginepro dont l’attitude empreinte de douceur finit par désarmer les plus vils soldats. L’innocence comme vérité intangible, capable de révéler au tyran ses propres faiblesses : empêtré dans son armure, le chef guerrier est ridicule face à la candeur de Ginepro. Il lui faudra la retirer pour pouvoir se mettre à nu, métaphoriquement, pour accéder à un soupçon de profondeur. Une innocence qui doit guider notre vie et aiguiser notre clairvoyance, comme un jeu d’enfant, comme ces moines tournant sur eux-mêmes avant que le vertige ne leur indique la direction à prendre. Une innocence, caractéristique de l’esprit de l’enfance, qu’il conviendra de préserver pour gouter à cette « joie parfaite » si chère à François, celle qui traverse cette scène finale au chant du Magnificat, celle que Rossellini transmet à travers sa représentation d’un réel dans lequel surnagent beauté et humanité. Un réel dans lequel on doit avoir foi pour dépasser le désastre de Allemagne année zéro...

Procol-Harum
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le 21 mars 2022

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