L'image est forte, vive, précise, résumant à elle seule l'esprit du film. Eiko, jeune Geisha pleine de rêve et de candeur, rend visite au vieux Kusuda, la scène est filmée classiquement à distance avant que le vieux bonhomme ne renverse la jeune fille pour essayer d'obtenir un peu plus d'elle qu'un joli sourire, cette dernière apparaît alors se débattant de toutes ses forces derrière des barreaux semblables à ceux d'une prison. En quelques secondes Mizoguchi met parfaitement en image sa vision de la femme qui, malgré tous ses efforts, se retrouve toujours prisonnière d'un monde machiste, soumise aux bassesses de l'homme.
Les Musiciens de Gion est l'un des films les plus austères et sans doute l'un des plus pessimistes de Kenji Mizoguchi. Il reprend son thème de prédilection en abordant une nouvelle fois la condition féminine dans la société japonaise, plus particulièrement le drame qui se joue pour ces jeunes filles qui entrent dans les maisons de Geisha en pensant y trouver la réussite sociale et qui, finalement, se retrouvent dans le piège de la prostitution.
Pour ceux qui suivent la filmographie du cinéaste, il est plaisant de constater à quel point Mizoguchi arrive à se renouveler sans cesse, même lorsqu'il parle d'un sujet aussi fréquemment abordé. Il nous détaille son histoire à chaque fois à partir d'un point de vue bien particulier comme pour nous révéler les différentes facettes d'un même problème, rendant à chaque fois l'exercice unique et évidant ainsi la trop grande redondance entre ses films. Ainsi ici, il reprend le thème de Les Sœurs de Gion en ancrant son histoire dans le microcosme des geishas à Gion et aborde la condition féminine à travers le destin de deux femmes ; l'une novice qui porte les rêves de la jeunesse, et une autre plus expérimentée mais également plus désabusée qui a appris à faire le compromis entre les idéaux et la réalité. À travers la relation entre ces deux êtres, ce sont les désillusions de la femme qui nous sont contées, ces rêves de liberté et d'épanouissement qui se retrouvent brisés, étouffés par une société profondément machiste.
Le film débute avec l'initiation d'Eiko à l'art des geishas. Elle est toute jeune et à encore toutes ses illusions, elle idéalise fortement la geisha, symbole avant tout de raffinement et d'un art de vivre ancestral. En devenant geisha, elle pense bien sûr s'insérer dans une société qui ne fait que peu de place aux femmes. Sa rencontre avec Miyoharu va être une bénédiction, celle-ci va devenir tour à tour son mentor, une grande sœur protectrice et une mère de substitution. Dans cette partie, Mizoguchi nous montre bien l'endoctrinement que subissent ces jeunes filles, comment on les laisse idéaliser cette fonction en leur disant qu'elles auront autant d'importance que "le théâtre no ou la cérémonie du thé". Être geisha, c'est accéder à un statut social et en même temps incarner un symbole culturel. Du moins c'est le joli discours chanté aux oreilles d'Eiko, la réalité sera beaucoup moins romantique avec ces hommes qui voient en ces jeunes femmes des prostituées de luxe. Pour réussir dans ce milieu, il ne faut pas juste savoir maîtriser la cérémonie du thé ou jouer parfaitement d'instrument de musique, il faut aussi savoir passer à l'horizontale lorsqu'il le faut. Surtout lorsque le client est riche et influent. Cette réalité sordide, Miyoharu la connaît très bien, elle va d'ailleurs essayer d'en préserver Eiko mais celle-ci va finir par la rattraper inexorablement, comme une fatalité à laquelle la femme ne peut échapper. Les Musiciens de Gion, c'est la vie dans toute son injustice qui est dépeinte par le cinéaste, cette vie qui transforme la jeunesse insouciante en personne blasée et désabusée.
Mizoguchi n'y va pas par quatre chemins pour nous montrer le drame que vivent ces jeunes femmes ; les hommes sont montrés possédant le pouvoir et sont caractérisés par les comportements les plus bas et les plus vils qui existent. Fourbes, veules, cupides ou alcooliques, ces messieurs ne semblent posséder aucune qualité et ne semblent pas dignes d'estime pour Mizoguchi. Celui-ci pousse le cynisme à montrer un jeune homme d'affaires, faussement fleur bleue mais fortement intéressé par les plaisirs de la chair. Oh, ce n'est pas très beau tout ça ! Mais surtout le cinéaste frappe les esprits par une mise en scène implacable qui souligne l'emprisonnement croissant d'Eiko en nous faisant passer progressivement des décors paisibles et ensoleillés du début à un enfermement physique entre les murs des habitats, faisant ressortir la pression et l'étouffement de la société. De même, le style très épuré et la durée assez courte du métrage favorisent le potentiel dramatique de l'histoire.
Les Musiciens de Gion n'est peut-être pas le film de Mizoguchi le plus beau ou le plus brillant, mais c'est l'un des plus marquants par sa simplicité et l'efficacité de sa mise en scène. Heureusement derrière cette histoire sombre et amère, l'espoir persiste malgré tout, avec la belle relation entre ces deux femmes, Eiko et Miyoharu, incarnées magnifiquement par Ayako Wakao et Michiyo Kogure.