Alors que la comédie italienne s'emploie à la satire sociale, dénonçant notamment la dérive d'un pays emporté par la vague du boom économique, Risi prend la caméra et rappelle à ses concitoyens leurs propres responsabilités : la société, c'est nous ! Si elle est monstrueuse, c'est avant tout parce que nous le sommes. Avec Les Monstres, il s'agira moins de fixer son regard sur la vile société que sur les vils originaux qui la composent, multipliant les points de vue en une multitude de vignettes, d'images, de saynètes, afin de lever le voile sur la cruauté humaine... On la dévoile tout simplement, sans jugement moral ni effet culpabilisant, afin de convier le spectateur à l'accepter, à en rire, à s'en réjouir... Car Les Monstres est avant tout une fête, celle du mensonge, de l'hypocrisie et des bassesses de l'Homme, c'est le spectacle de la vie tout simplement, de nos existences qui se veulent si sérieuses, si vertueuses, et qui en sont d'autant plus risibles. Endossant le costume de Monsieur Loyal, Risi exhibe le cirque de la vie, met en scène nos vices à travers une vingtaine de numéros, grossit les traits, caricature, portraiture, et saisit ainsi toute la drôlerie du monde.
Le premier segment explicite d'ailleurs de façon magistrale les intentions du cinéaste. C'est un sketch court, au titre des plus évocateurs : La Bonne Éducation. Deux images alors se superposent, celle idyllique qui verrait la transmission des belles valeurs morales à la jeune génération, et celle bien plus réaliste qui voit la circulation, entre les générations, des bassesses humaines. Au cœur de Rome, les gentils citoyens n'avancent pas, tandis que Tognazzi double tout le monde et fonce à vive allure en appliquant ses propres règles. Il les transmet d'ailleurs à son fils, sous la forme de préceptes pompeux, l'invitant ainsi à la triche et au vol. Une éducation qui portera ses fruits puisque l'enfant finira par tuer et voler son père : la monstruosité se transmet, nous avons la société que nous méritons. Seulement la force de Risi réside dans sa mise en images, son sens du rythme et de la caricature : la monstruosité est tellement exhibée qu'elle ne peut être que risible, le trait est tellement féroce qu'il en devient forcément drôle. Par cette séquence, il introduit finement la notion de spectacle et nous invite à ne pas prendre trop au sérieux nos sérieux travers ; mais surtout, il donne à son film une dimension éminemment symbolique en convoquant la mémoire cinéphile : ce père et cet enfant, ces voleurs en voiture, rappellent de manière évidente les protagonistes du film de De Sica. En tuant le père dès le préambule, c'est bien la tradition du néoréalisme qu'il tue. Sa caméra ne va pas filmer la réalité en cherchant l’apitoiement, bien au contraire, tout sera sujet au rire et à la dérision, comme un dernier sursaut d'espoir, comme un appel à la dignité.
Mais avant de l'évoquer dans un ultime chapitre, qui fera office de conclusion poétique, Risi invoque le droit de rire de nous-mêmes et convoque, pour ce faire, les clowns au centre de la piste. Gassman et Tognazzi, en bons saltimbanques, vont se livrer à un véritable numéro d'illusionniste, de transformiste, en se grimant des traits bouffons de la cruauté et en donnant chair à une galerie personnages monstrueusement ordinaires : des policiers éclipsent, sur la photo, le criminel sanguinaire ; un prêtre se préoccupe de son apparence avant de faire un sermon sur l'humilité ; un avocat profite d'un procès pour humilier le bon citoyen ; une intellectuelle se sert de l’intérêt littéraire d'un jeune paysan pour le mettre dans son lit... on le voit bien, si la caricature fait rire, si le visuel est bouffon (les policiers sont édentés, l'intellectuelle est incarnée par un Gassman en robe de soirée...), le sous-texte est particulièrement amer : on parle de manipulation, de mensonge, de prétention, etc. C'est ainsi que le spectacle fonctionne, plus c'est excessif, scabreux ou grossier, plus le discours devient finement révélateur (le plaidoyer met en relief l'immoralité de l'avocat, le prêche trahit l'hypocrisie du prêtre...). Ainsi, avec Les Monstres, Risi remet au goût du jour les principes de comedia del arte : c'est derrière le masque que la réalité se fait jour.
En dépit de quelques petites défaillances (certains passages semblent peu convaincants, voire un peu désuets), Les Monstres propose de façon virtuose un portrait cinglant de l'Italie d'alors : que ce soit le représentant de l'Etat ou de la religion, le défenseur du droit ou de l'amour, le bourgeois ou l'enfant du peuple, ils sont tous lâches, corrompus, menteurs, égoïstes, malhonnêtes et surtout risibles. Risi varie ses effets de mise en scène (recours au hors champ, zooms, plan-séquence) afin de potentialiser ses effets comiques. Le résultat est bien souvent d'une redoutable efficacité, comme l'attestent des séquences comme Le pauvre soldat et Quelle vie de chien dans lesquelles l'Homme s'avère prêt à tout pour l'argent ou son propre plaisir.
Conte cruel de nos petitesses, Les Monstres n'en oublie pas d'être une fable profondément humaine. Comme le prouve le dernier chapitre, qui répond en tout point à la première séquence : plus long, plus calme, plus réaliste. Après l'avoir raillé, Risi se prend de tendresse pour l'être humain, en mettant en exergue sa maladresse, sa souffrance, sa détresse. Ce sketch s'appelle Le noble art en toute logique, car il n'y a rien de plus noble que de vouloir rester digne après avoir été boxé par la vie. La dernière image est d'ailleurs magistrale : Gassman et Tognazzi sont réunis sur une plage, semblable à celle de La dolce vita, et retombent en enfance : le spectacle de la cruauté est bien fini, tout peut alors recommencer.