Les Moissons du Ciel est un film majeur dans la carrière de Terrence Malick : c'est le film de la rupture entre lui et les studios, le film qui le mettra en exil cinématographique pendant 19 ans, avant son retour triomphant avec La Ligne Rouge en 1998. Un tournage difficile, entre les retards, les dépassements de budget, les producteurs mécontents, les brouilles entre Malick et son acteur principal Richard Gere, ce dernier le jugeant incapable de diriger ses acteurs et indécis sur ses intentions, équipe technique à bout de nerfs à force de ne tourner souvent que quelques minutes par jour, Malick voulant toujours attendre la lumière parfaite lors de l'heure bleue ; avec pour finir un réalisateur hésitant constamment sur la direction que prend le film et qui décide de tourner des heures et des heures de rush dans l'espoir de pouvoir régler les problèmes pendant le montage en post-production. Au final, prix de la mise en scène à Cannes mais un échec commercial en salle, ne rapportant que 3,4 millions de dollars au box-office (pour un budget de 3 millions de dollars). Sur le papier, un échec quasiment partout pour un film miraculé ayant connu une quantité invraisemblable de problèmes avant, pendant et après le tournage, et qui, malgré une jolie réputation auprès de la presse, rentrera à peine dans ses clous financièrement, un semi-échec qui a durement touché Malick, poussant celui qui était vu comme le futur du cinéma américain à s’éloigner de toute caméra pendant près de deux décennies, tout de même.
Au final, que reste-t-il des Moissons du Ciel ?


Ce film majeur n'est pas seulement la pierre angulaire de la carrière de Terrence Malick uniquement car il est la cause de son retrait de la scène cinématographique, mais il l'est aussi pour son style. Après son premier essai dans le monde du cinéma qu’était La Balade Sauvage, Malick confirme et continue de poser les bases de ce que sera son cinéma et de son travail colossal sur l'image qui le caractérise tant.


L'intention de Terrence Malick était de faire un film « où l'intrigue serait dévoilée par les images elles-mêmes », selon Néstor Almendros, le directeur de la photographie: un pari entièrement réussi par le duo. Ainsi, si la réalisation n'a pas encore cette grâce aérienne qui deviendra vingt ans plus tard la marque de fabrique du réalisateur illinoisais: elle sera ici stable et assez sobre, filmant cette Amérique du début du XX siècle en pleine mutation avec une tendresse et un amour infini, donnant un caractère intimiste et relevant d'une pudeur cinématographique touchante, en miroir avec la relation qu'entretient notre triangle amoureux tout au long du long-métrage. Malick restera toujours dans la retenue, n'abusant jamais d'effets de style pour ne pas détourner le spectateur du but initial : la contemplation de cette nature texane à demi-sauvage. Une nature ici sublimée et mise au centre de l’œuvre, se faisant une brillante métaphore des rapports entre les personnages et des états-âmes de ces derniers. Alors que le soleil éclatant met en valeur les moments d’allégresse et de jeu au bord de l'eau, l'aube accompagne le départ des travailleurs, le vent vient souligner les doutes du trio amoureux, le feu ponctue la colère et la jalousie du propriétaire. Un véritable travail de réflexion apparaît devant nos yeux pour chaque plan contemplé, désamorçant toute accusation d’esthétique creuse et vide de sens dont Malick est pourtant bien trop souvent victime.


Les champs de blés semblent s'étendre à l'infini, comme un paradis, un lieu magique et saint, épargné par la souillure qu'est l'industrialisation des villes comme Chicago, évoquant un enfer hurlant et étouffant, recouvrant la voix des hommes qu'elle abrite : littéralement inaudible, privé de parole, ils ne sont plus que des bras, des objets de travail. Bill ne fuit pas seulement Chicago pour échapper aux conséquences du meurtre qu'il a commis, mais aussi pour fuir cette réalité industrielle infernale, fuir cette fournaise déshumanisante et se réfugier à la campagne, dans ce qui appartiendra bientôt au passé, dans une époque plus simple qu'il peut comprendre. Le cadre n'est pas qu’un joli décor vide de sens, il donne véritablement corps au récit, marche main dans la main avec ses personnages, l'un complétant l'autre. La nature ne sublime le récit, elle est le récit, elle parle à la place de ces personnages quasiment muets, elle exprime toute la sensibilité de ces âmes du début du XXème siècle, elle exprime les réflexions sur la condition humaine de Malick.


Le cinéaste et auteur est encore bien loin des expérimentations narratives absconses qui vont le caractériser, allant même jusqu'à s'affranchir d'un véritable scénario dans ses oeuvres. L'écriture des Moissons du Ciel se déploie en miroir avec la réalisation, les deux parties alliant simplicité, sobriété et beauté. Terrence Malick nous dépeint l'histoire de ce trio amoureux tout en sous-entendu et en pudeur, le spectateur ayant le point de vue de Linda, la jeune sœur de Bill, voix off et fil rouge du film. Une voix off atypique : jeune et pourtant cassée, candide dans ses réflexions malgré le poids des épreuves vécues qui se fait ressentir. La jeune fille à la voix si particulière nous nous fera naviguer sur le fleuve des vies entrecroisées de ces quelques personnages se partageant l'heure trente du récit poétique. Des personnages simples, humains, encore bien loin des réflexions métaphysiques qui suivront.


Les aspirations des personnes composant ce petit groupe seront d'abord nobles: le fantasme d'une vie meilleure à la campagne, l'amour d'une jeune femme... Mais très vite, la nature humaine les rattrapera et les poussera aux vices : Bill, avide d'argent, incitera Abby à succomber aux avances du fermier, dont la fatale maladie doit bientôt lui prendre la vie. Bill, face à une Abby médusé, essaye de se justifier : « Il faut nous remuer, personne ne le fera pour nous. » Peut-on, après tout, lui reprocher ce désir d'argent, ce désir d'une vie confortable où ils pourront enfin arrêter de travailler comme des bœufs pour vivre ; à eux, ces gens abandonnés par le destin, à l'aube d'un capitalisme qui pointe déjà le bout de son nez au travers du contremaître, imposant des réductions incessantes de salaire alors qu'il précisera plus tard que ce sera la moisson la plus lucrative depuis bien longtemps. Une écriture à mi-chemin entre inspirations bibliques et critique d’une amérique perdant son identité, une identité diluée dans un monde avare et industriel.


Mais au contact d'Abby, l'état du fermier se stabilise, comme guéri par l'amour. Alors viendra la jalousie et la colère, celle de Bill d’abord, voyant sa compagne progressivement se rapprocher du fermier, mais aussi celle de ce dernier, qui comprendra le jeu des deux amants. Une rivalité tout en sous-entendu entre ces deux prétendants, cristallisé l'espace d'un instant lors d’une chasse métaphorique. Face à des crimes éminemment bibliques, la réponse en sera de même: la purification de cette terre souillée par le crime se fera dans les flammes, déclenché par la colère. La mort découlera de tous ses péchés commis : jalousie, colère, avidité... Et c'est ainsi qu'opère la magie du long-métrage: dans la simplicité du scénario naîtra l’émotion, soutenue par une esthétique sidérante de beauté et une partition magistrale d'Ennio Moricone.


Ce dernier signe ce qui est sûrement l'une de ses meilleures bandes originales, de la mélancolie lancinante d'Harvest, de la tristesse évoquée par la simplicité musicale de The Return ou du bonheur simple et pur avec Happiness jusqu'à l'utilisation bouleversante de The Aquarium de Camille Saint Saens, rappelant tous les thèmes abordés par l’œuvre. Un travail d’orfèvre pour un maître en la matière.


Un charme indescriptible et une beauté transcendante, voilà ce qui pourrait servir à décrire Les Moissons du Ciel. Seconde escapade cinématographique et déjà un chef-d’œuvre de la part du magicien Malick, offrant un voyage poétique tout en retenue. Simplement l’une des plus grandes oeuvres cinématographique de l’histoire du cinéma.

Créée

le 14 juil. 2020

Critique lue 209 fois

1 j'aime

Throjdo

Écrit par

Critique lue 209 fois

1

D'autres avis sur Les Moissons du ciel

Les Moissons du ciel
guyness
9

Aux Malickiens Anonymes

- Bonjour, je m'appelle Guy Ness, et je suis Malickien depuis... mon dieu, 13 ans déjà. (la salle:) - Bonjour Guy Ness (Steven, parrain de Guy Ness, s'adressant à la foule:) - Notre ami Guy est avec...

le 31 mai 2011

134 j'aime

59

Les Moissons du ciel
Sergent_Pepper
8

Au commencement étaient les herbes

Il fut un temps, aujourd’hui reculé, où Malick racontait des histoires. Revenir aux origines de son cinéma, avant la grande ellipse de sa carrière et son retour désormais un peu trop prolifique,...

le 9 janv. 2016

97 j'aime

8

Les Moissons du ciel
Nushku
10

East of Eden

Days of Heaven se savoure comme un poème mis en image. L'histoire est simple, certains diront simpliste, changée en cours de tournage. Elle est tout en suggestions, en non-dits et il est fréquent de...

le 7 déc. 2010

73 j'aime

11

Du même critique

In the Court of the Crimson King
Throjdo
10

Long live the Crimson King

Une batterie. Une guitare électrique. Un texte fou. L'apocalypse musicale. Dès les premières secondes, avec "21st Century Schizoid Man", King Crimson plante le décor. D'une virtuosité rare, d'une...

le 14 juil. 2020

1 j'aime

Les Moissons du ciel
Throjdo
10

Le Paradis perdu

Les Moissons du Ciel est un film majeur dans la carrière de Terrence Malick : c'est le film de la rupture entre lui et les studios, le film qui le mettra en exil cinématographique pendant 19 ans,...

le 14 juil. 2020

1 j'aime