Ceux qui me connaissent bien et qui ont vu le film doivent comprendre pourquoi il m'a tant plu. Certes, ce ne peut être qu'un détail, dont la réalisatrice au nom imprononçable a pu ne pas avoir conscience. Mais j'en reparlerai plus tard.

Le Meraviglie est un film qui n'est pas là. Ou du moins qui joue sur le fait qu'il est là où on ne l'attend pas. Le synopsis nous parle de vie marginale de cette famille. Mais en réalité, cette famille pourrait n'avoir rien à voir avec l'homme en soi. Il y a de l'animal dans ce père (Sam Louwyck, très convaincant), et son personnage est vraiment intéressant : autoritaire, parfois coléreux, sans jamais révéler de réelle méchanceté. On s'attendait à y voir un homme instable, qui passe d'un amour incontrôlé pour ses filles à une colère qui pourrait l'amener à en étrangler une. Et bien pas du tout. Mais je ne vous spoile rien. Cet homme qui ne peut vivre qu'avec ses abeilles, qui prend tous ces dards dans son dos pour une simple formalité, et qui au contact de la télévision, objet de la modernité pour A. Rohrwacher, perd absolument tous ses moyens, et n'y voit que la fin du monde. La fin de son monde !

Là où commence la modernité, s'arrête la vie de cette famille. Ces allemands devenus apiculteurs en Toscane, vivant dans une grande ferme à moitié délabrée, dormant dans un lit à l'extérieur, achetant un chameau dont l'utilité laisse à désirer... Le film est façonné autour de cette condition de l'extériorité, du radical antagonisme entre un monde en perdition, une ruralité qui se fait manger petit à petit par le monde de la finance (un cinéma italien très enclin à verser dans le discours anti-crise, cf. Les Opportunistes/Il Capitale umano de P. Virzi) et un monde nouveau, nouveau pour ces agriculteurs, excédés que leur fille puisse faire autre chose que de l'apiculture, où la TV semble être une fantaisie onirique (la scène du tournage de l'émission est proprement onirique). Le message est totalement dilué dans le film entier et ne se laisse pas découvrir par lui-même. On peut avoir quelques minutes avant de rentrer dans la film, alors qu'il se révèle au final évident, et cette "fadeur" propre à Verlaine, cette évidence du signe, est une prouesse artistique.

Car, en effet, quelle oeuvre d'art ! A. Rohrwacher sait y faire avec l'esthétisme. Un film avec de nombreux plans-séquences, cela se fait assez rare récemment, et lorsqu'ils sont bien réalisés, on ne peut qu'applaudir. Et tous ces clins d'oeil à Tarkovski ! Voilà ce dont je parlais au départ : la scène du lit des parents, comment ne pas penser à la sobriété de décor, l'angoisse du lit conjugal du Stalker ? Et la scène finale, apothéose esthétique du film, ne donne-t-elle pas l'ambiance malaisée et révélatrice de la scène finale d'Offret/Le Sacrifice ? Lorsqu'on sait que Tarkovski a passé la fin de sa vie en Italie, on a envie de croire qu'A. Rohrwacher sait y faire avec le Tsar du cinéma. Des scènes souvent oniriques (M. Bellucci - ah oui il fallait en parler - campe parfaitement ce rêve de jeune fille, transformée en nymphe romaine), dont mon chapeau va à la courte scène de la grotte de la fin, où les enfants se lèvent et dansent dans l'ombre, sans toutefois bouger de leur position lovée; ces scènes font tout le bonheur d'un film très juste, très maîtrisé, et auquel je ne peux rien reprocher.

La prochaine fois, messieurs et mesdames de Cannes, vous me choisissez un film comme ça à la Palme d'Or. Le Grand Prix c'est bien, mais quand on sait se servir d'une caméra comme Rohrwacher, on demande à Ceylan de pondre une oeuvre d'art pour que sa palme soit crédible. Merci.

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le 20 févr. 2015

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Alexandre G

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