La première chose qui frappe quand on visionne Les Feuilles Mortes c'est son utilisation des couleurs. Tout est coloré, les vêtements, les boissons, les murs, les affiches de films, les devantures des magasins, les moyens de transports, tout. Ça attire l’œil, on ne voit que ça, d'autant que cette sur-présence est inattendue dans ce contexte moderne et industriel qu'on a le plus souvent l'habitude de voir en nuances de gris comme dans des vieux films communistes, plutôt que bariolés comme dans Lalaland.

Si c'est l'impression que l'on a, elle est cependant fabriquée artificiellement. Ne voir que les couleurs, c'est passer à côté du rôle important des noirs et des gris qui sont eux aussi à l'image mais cachés derrière une façade construite de toute pièce. Il est remarquable que le personnage masculin porte la plupart du temps une tenue noir d'encre (le blouson est en cuir) dont le seul jaune de la chemise ne s'accorde jamais en complémentarité avec le décor souvent plongé dans la pénombre. Le personnage féminin est lui à l'exact inverse dans des tenues toujours colorés en complémentarité avec le décor et les personnages secondaires. Les rôles finissent par s'échanger lorsqu'elle finit par porter à leur retrouvailles un long manteau noir laissant entrevoir un pull jaune pâle tandis que lui reçoit et met sa première chemise bleue et un blouson marron rouge.

Malgré ces détails, l'incroyable traitement sensoriel de la couleur dans le film n'est pas tant dû à sa présence même qu'à l'impression de présence qu'on en a. Le génie de Kaurismäki ici ce n'est pas tant de mettre en scène les couleurs, c'est surtout de les placer de manières à ce que notre regard, éduqué en temps réel par la systématisation d'un effet stylistique, finisse par tellement les chercher qu'il les trouve immanquablement. La discipline avec laquelle sont composés les plans donnant clairement à voir une complémentarité rouge jaune bleue, ou rouge vert bleu, amènent naturellement à trouver malgré nous celle des trois qui semblera manquer, dans le blond des cheveux, dans le gris d'un mur, dans le rose des lèvres... Ainsi la couleur est omniprésente alors qu'elle est souvent utilisé sporadiquement, et qu'elle est souvent bien terne.

Tout le film fonctionne selon un paradigme semblable où, derrière une apparence qui pourrait être reçue comme austère, on trouve de forts instants qui viennent illuminer une histoire que tout désignerait comme morne et triste. Je ne peux m'empêcher moi aussi de tenter la métaphore facile de l'automne qui, sous ces aspects de fin de l'été, n'en est pas moins la belle saison des feuilles mortes. Certes les plans sont tous pris sur pieds, le mouvement semble absent, à part pour deux, trois panoramiques qui au contraire renforcent plutôt un aspect mécanique. Certes les personnages semblent enfermés dans le cadre et le montage, les espaces ne se rapprochent jamais et les regards se croisent difficilement. Certes la photographie est terne et chaque irruption de tâches plus saturés semble avoir été passé rageusement sous une bonne couche de gris. Mais la rareté des couleurs leur confère une valeur qu'elles n'auraient pas eu sans cela : comme on les cherche, on ne voit plus qu'elles. Certes les personnages sont dans une galère matérielle difficilement vivable, leurs travail sont vide de sens, ils ne produisent jamais rien et ne font que déplacer et jeter de la matière, Hollapa est alcoolique. Mais dans leurs instants de rapprochements, pourtant pas assourdissants de dialogues, on cherche et finit par trouver un amour aussi rare, que coloré.

Ce n'est pas un hasard si ils peinent à se voir et qu'ils ne font la plupart du temps que se croiser, chacun ratant l'autre de peu, condamné par un hasard aussi cruel que drôle tant il est absurde. Ils sont eux aussi dans une recherche, mais de l'autre. D'ailleurs la raison pour laquelle ils tombent amoureux n'est jamais réellement présentée. Tout comme pour la couleur, le scénario joue sur une nécessité qu'il a lui-même instauré, si bien que lorsque la fin du film arrive, le sentiment qui perdure est celui de la simple satisfaction d'une réunion méritée.

Le risque d'un tel dispositif est cependant qu'il ne puisse jamais réussir à combler la distance émotionnelle qu'il instaure. A la forme austère s'ajoute en plus l'esthétique générale, si frontalement visible qu'elle s'impose à certains moments comme le seul prisme possible de visionnage. On voit la lumière quasi théâtrale, les poursuites qui découpent clairement les silhouettes et laissent des diagonales d'ombres au dessus de la tête des personnages, et l'on en oublie où ils sont.

Tout comme aussi la nappe de références cinéphiliques dont la mention honnête ne désamorce pas totalement la présence constante. On voit Bresson, on voit Godard, on rit avec le film lorsqu'il se moque des spectateurs qui les imaginent partout, surtout là où ils ne sont pas. Mais ils sont là justement, dans les cadres et dans les cuts. Et comme dans certains Tarantino, comme dans certains Edgar Wright, si l'on voit très bien de quels films on nous parle, on ne sait plus très bien quel film on est en train de voir. Et comme pour les hommages, on finit par si bien voir la couleur que parfois on en oublie l'histoire.

La courte durée du film n'aide pas non plus à sortir de cette position d'enquêteur esthétique dans lequel on nous place volontairement. Le film aurait été plus étiré, probablement qu'un automatisme de visionnage aurait pris le pas et nous aurait fait rentrer plus avant en son cœur. Certaines durées gagneraient à être traitées en tant que telles : l'attente des deux personnages,

l'inutilité de leur travail... Surtout, on aurait aimé en voir plus. Une scène absurde, comme quand les deux amis vont au bar sur un montage rock sorti de nulle part, d'ailleurs la seule raison qui pousse Hollapa à se déplacer, poussé par la mise en scène. Une chanson supplémentaire, une autre scène de travail, une nouvelle démonstration de malchance. Quelque chose qui nous assure que nous sommes sensé ressentir plus que la simple satisfaction du film bien fait. Quelque chose qui comble un certain vide qui reste à la fin entre l'écran et la salle.

On aimerait en voir plus, mais dès que l'on se met à imaginer des scènes supplémentaires, elles se greffent mal à la globalité. Une trop grande expansivité des acteurs desservirait leur personnages. N'importe quel ajout déstabiliserait l'équilibre atteint, qui rend certes le film difficile à saisir sur le moment, mais le fait vivre d'autant plus vivement dans les souvenirs que l'on en garde, finissant par effriter la frontière tracée a priori. Des souvenirs alimentés par ce sentiment d'une bizarrerie irrésolue, celle de la réplique « je ne vivrai pas jusque là », que l'on arrive pas à situer dans l'humour ou le sérieux, dont on ne sait pas trop si l'âge est inatteignable à cause de problème de santé ou pour une raison plus mystérieuse, peut-être dystopique. Par ces musiciennes dont le flegme tranche avec les paroles déprimantes, qui résonnent d'autant plus fort chez le personnage principal. Par la subtilité de l'action futile d'Ansa , qui étaient tout appareil électrique jusqu'au disjoncteur, suggérant qu'une lettre reçue est une facture d'électricité bien trop élevée, sans jamais voir la lettre.

Ce qui reste enfin vraiment, c'est peut-être ce personnage qui prête sa veste à Hollapa parce que selon ses dires, « il n'en aura plus besoin », que la caméra, dans un plan fixe très digne pour ce qu'elle suggère, garde dans le cadre après le départ de notre amoureux désormais sobre. Ce petit temps supplémentaire, accordé à quelqu'un dont je ne crois même pas qu'on voit le visage, semble chargé de tout l'affect que le film se garde de montrer. Il reste droit, mains dans le dos, le regard que l'on devine fixe sur le dehors bleu visible par la fenêtre. Cette posture, on la retrouve chez tout les personnages, malgré leur condition sociale et le déterminisme qu'elle implique, malgré le rapprochement constant entre eux et des déchets, à l'oral et à l'image. On la ressent par leur retenue, jusque dans leur humour asséné comme si il n'en était pas. On la retrouve dans la forme, si riche et en même temps si distante, si stricte, et dans ce personnage anonyme, qui voudrait probablement être oublié mais qui permet au film de rester en mémoire.

RomainGautier1
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le 13 janv. 2024

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Romain Gautier

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