Scorsese : Cancel ou pas cancel ? (Pas cancel trkl)

Si Killers of the Flower Moon est apparemment et contre toute attente un moment charnière dans un parcours personnel, c'est par la confrontation d'une vision individuelle, d'une série de rencontres cinéphiliques et d'un film éthiquement infiniment discutable. Dès lors que Scorsese veut y insuffler une portée militante, aussi maigre soit-elle, elle est forcément questionnable dans la mesure où l'esthétique est liée à une morale, au moins pour savoir si ce rapport réussi ou échoue à transmettre une idée. C'est le manque d'efficacité voir l'auto-contradiction de ce rapport qui, fera passer le film du « bien » au « pas bien » jusqu'au carrément irregardable.


Introduction théorique :


Lorsqu'on en arrive à poser nos fesses dans le fauteuil rouge, qu'est-on prêt à recevoir ? Selon Deleuze, trois possibilités : Les concepts, les affects et les percepts. Les premiers seraient liés à un discours, les seconds au ressenti, les derniers s’adresseraient directement à notre perception. Le même Deleuze a considéré que : « tout a une histoire » et que, comme il serait absurde de juger un tableau ou une musique en terme de scénario, ce n'est pas sur sa partie scénaristique que l'on doit appréhender le cinéma. Les œuvres d'art n'ont pas pour but de raconter des histoires. Elles le font souvent cependant. On ne peut pas passer à côté en feignant de ne pas l'avoir vu. Car l'histoire même induit ses propres affects et percepts. Les affects viendront de même s'ajouter aux percepts, formant finalement une unité perceptive que l'on appelle, dans notre cas, film.

Si ces concepts barbares n'ont que rarement aidé à apprécier un quelconque visionnage, ils amènent ici à se questionner sur le jugement critique du film. Force est de constater qu'au cours de l'histoire, des films extrêmement problématiques ont été novateurs esthétiquement, Naissance d'une Nation en tête, tandis que les films de campagne de Phillipe Poutou n’apparaîtront probablement pas dans les futurs manuels de cinéma. Virginie Despentes affirme qu'elle arrêterait simplement d'aller au cinéma si elle ne pouvait outrepasser son regard militant. D'un autre côté, Le Portrait d'une Jeune Fille transcende l'esthétique cinématographique. Son militantisme actif n'y est pas étranger, cette révolution occurre en partie par opposition au Male Gaze. Tandis que Tall Girl arrête d'être un film au moment où il n'a rien d'autre à raconter qu'un propos moral, qui n'a aucun sens parce que sexiste (ou plutôt refusant d'admettre qu'il s'inscrit dans un contexte qui l'est).

A quel moment donc le sexisme, racisme et virilisme latent de Scorsese vient-il saboter son propre film malgré ses bonnes intentions ? Dans quelles mesures est-ce que leur figuration n'est que le reflet du réalisateur et de la société dans laquelle il s'inscrit ? Quand perd-on en percept par un traitement bâclé de l'histoire ? Killers of the Flower Moon est un artichaut. Il va falloir enlever chaque feuille pour espérer arriver au cœur du film, si tant est qu'il ait encore quelque chose à nous offrir après cela.


Résumé :


C'est la tragédie de la colonisation. Celle qui ne se passe pas tant par les armes que par le système et la culture. L'histoire de la communauté indigène Osage qui, dans le malheur de leur déportation forcée par les colons américains, entrent en possession d'une terre que personne ne voulait, que tous finiront par convoiter, puisqu'elle est riche en pétrole. Cette terre qui voit les natifs américains porter les beaux habits, conduire les belles voitures (se faire conduire), les blancs qui crient, sont sales, se battent pour le plaisir. Inversion de la perception raciste des sauvages et des civilisés. Dans ce contexte, Robert De Niro est le seul blanc qui semble se préoccuper des natifs. Il connaît leur culture, parle leur langue, est leur ami, fait presque partie de la tribu. Ironique sachant qu'il est l'instigateur d'un plan de « grand remplacement » visant à récupérer l'argent du pétrole en mariant ses fils et neveux à des femmes Osages pour qu'à leur mort, suspecte (provoquée), ils puissent en hériter.


Analyse (attention spoilers) :


Dépeindre le personnage de William King Hale comme quasiment un fétichiste de la culture Osage est en fait très précis sur une partie habituellement invisible de la colonisation. Il est d'autant plus dangereux qu'il n'a pas d'armes à la main et que, visiblement, il les aimes. Il n'y a que nous, spectateurs, qui sommes en mesure de voir la stratégie de De Niro derrière son costume d'Eric Zemmour. En tout cas ce ne sera pas son neveux Ernest Burkhart, dont on ne sait pas exactement si il est idiot, naïf ou les deux, qui sera capable de voir ce qui se déroule sous ses yeux. Même lorsqu'il sera celui qui administrera le poison à sa femme jour après jour.

Déjà se présente un problème de représentation. Les victimes du film sont quasiment absentes et cela a deux effets. Le premier, c'est le manque d'attachement individuel que l'on ressent pour eux. Les quatre sœurs ont des rôles archétypaux lorsqu'elles en ont tout court, on rappelle que la première à mourir n'est définie que comme « femme de ». On ne voit que peu la communauté Osage et sommes surpris lorsqu'on se rend compte qu'ils étaient plus que seulement la famille de Mollie et le meilleur ami de De Niro. Comment alors ressentir la détresse de la perte si il n'y a jamais eu présence ?

Le deuxième effet fait contrepoids puisque cette absence va être ressentie comme une intangibilité et une impossibilité d'agir. Le scénario traite ses absents comme des gens qui n'ont jamais existé alors même que nous sommes sur leur terre. Ou alors ce sont des morts en sursis : la deuxième moitié du film est une enquête sur l'assassinat de quelqu'un qui n'est pas encore mort. Du côté des Osages aussi il y a un absent : la justice. L'absence frustre en donnant envie de voir. Les victimes disparaissent et les bourreaux, qui occupent pourtant l'entièreté de l'espace filmique, sont invisibles pour les personnages. Surtout celui qui suit le scénario bêtement tout comme il croit son oncle bêtement. Cette obéissance mécanique serait d'ailleurs presque forcé si cela ne fonctionnait pas aussi bien. C'est la banalité du mal réduite à son plus pur symbolisme : l'aveuglement. Enfermé dans sa propre gentillesse, béate, Ernest ne peut voir au travers de la fausse gentillesse de son oncle, et nous spectateurs, nous sommes enfermés avec Molly, assistants impuissants pendant trois heures trente de sa lente agonie. Cette fois c'est la présence qui frustre, l'évidence qui saute aux yeux mais que personne ne voit. Celle intrinsèque à toute colonisation, que l'on cache derrière les beaux costumes, l'apparent humanisme. C'est l'humour tragique de la réunion Osage où De Niro scande avec conviction les slogans dénonçant les méfaits des hommes blancs. Le reste est question de dosage. Le film aurait probablement fortement bénéficié d'un meilleur traitement de ses personnages, surtout victimes, d'un plus long temps de présence, pour que les affects soit réels, non factice. En même temps l'effet obtenu est très efficace. L'arrivée salvatrice du gouvernement, bien que tardive, dans laquelle on peut aussi voir un propos politique (en faveur d'un interventionnisme vu comme nécessaire face au traditionnel libéralisme américain ?), est un véritable soulagement. Si l'histoire trahi le propos, ce n'est pas tant que ça le cas de la forme. On est pas au niveau d'Avatar en tout cas.

Que reste-t-il au film alors ? Un montage parfaitement maîtrisé jonglant avec deux états de l'image. Séquences tantôt super esthétisées, en mouvement constant, doublée par une voix off, multipliant les effets plastiques, avoisinant presque l'image publicitaire. Tantôt champs contrechamps et longs plans fixes, uniquement basés sur le dialogue. L'alternance rythme le film en inspirations, expirations. La durée de visionnage s'y articule naturellement. Les parties moins fournies jouent sur l'envie d'une évolution qui n'arrive pas, sur cette sensation d'enfermement. Les parties plus fournies relancent un intérêt, un espoir inassouvi, en plus d'être nécessaires pour ne pas s'ennuyer pendant trois heures. La faiblesse de cette stylistique étant probablement qu'après tout ce temps de film, on ait pas la sensation d'avoir vu énormément de cinéma. On trouve quelque belles images, dès que l'on montre les Osages, l'esthétisme de la spiritualité opposée au ridicule amusant, mais menaçant, des antagonistes (certains masculinistes revendiqués ont d'ailleurs détestés le film car les hommes y sont « trop méchant »). Surtout si l'on remarque le rapport structurel avec Les Affranchis, on ressort de la salle avec la sensation d'une trop petite noisette de beurre étalée sur une trop grande tartine. L'ensemble n'est pas désagréable à regarder si l'on arrive à passer outre les manques du film, pas le Scorsese le plus mémorable, mais il reste cohérent individuellement.

Interprétation de la fin :

La séquence finale qui sens le méta un peu réchauffé ? La seule solution à nos yeux serait de la recevoir comme une critique du processus filmique même. Le changement de montage, le ridicule de montrer ce qui n'est pas fait pour l'être, toutes les expressions faciales qui n'ont pas besoin d'être cachées car personne ne regarde, ne prennent sens qu'en l'imaginant comme une critique générale de la réappropriation de narratifs. L'histoire tragique qui nous a été montré jusqu'à maintenant prend des airs de blague dans cette émission de radio avec beaucoup trop de budget. Le récit est complètement déformé par son traitement. C'est effectivement ce qu'il se passe pour beaucoup de mémoires qui tombent dans l'oubli lorsque leur symboles sont vidées de leur substance. Encore faut-il savoir si c'est une auto-critique de Scorsese ou la fierté mal placée de celui qui pense avoir fait mieux que les autres.

RomainGautier1
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le 13 janv. 2024

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Romain Gautier

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