Incontestablement, de film en film, Jia Zhang-ke cherche à asseoir sa position d'auteur clairvoyant, de grand chroniqueur des mutations en œuvre au sein de sa Chine natale. Avec Les Éternels, en effet, il prolonge la dramaturgie et la structure narrative de ses films précédents, en reprenant notamment le chapitrage en trois actes pour évoquer les changements d'époque, afin de dépeindre, en filigrane d'un remarquable portrait de femme, le tableau sans fards d'une société qui oublie ses valeurs profondes en s'offrant au capitalisme et à sa logique marchande.
Une fois n'est pas coutume, c'est le titre original qui nous offre les clefs nécessaires à la compression de l'œuvre. Contrairement à sa pauvre traduction française, ce dernier mentionne le « jianghu » (« fleuve et lac » en mandarin) qui sert à désigner l'existence d'une société parallèle à celle bien plus traditionnelle de la Chine impériale. On devine, dès lors, la volonté du cinéaste d'opposer deux sociétés, l'une traditionnelle et une autre néolibérale, à travers le destin croisé de ses deux personnages principaux : Qiao, celle qui reste fidèle aux traditions (celles de la famille classique que l'on perçoit dans la relation père/ fille, celles de la famille mafieuse que l'on retrouve à travers les valeurs de « loyauté et droiture »), et Bin, celui qui se tourne vers le modèle occidental et le capitalisme. La romance sert alors de prétexte pour donner une dimension symbolique au destin de Qiao, les liaisons dangereuses qu'elle entretient avec son amant évoquant celles qui unissent tout un pays avec le capitalisme naissant.
La première partie est d'ailleurs clairement placée sous le signe de la séduction, Qiao étant aussi bien attirée par la figure traditionnelle qu'incarne Bin (chef de clan, autorité naturelle) que par l'essor de la culture occidental (blouson au papillon coloré, « danse de salon », fêtes au son de Village People...). Seulement l'intrusion du capitalisme dans le pays change la donne et fait exploser les normes : tandis que le miracle économique profite à certaines régions, d'autres se trouvent totalement démunies et prennent de plein fouet une violence nouvelle : la construction du barrage des Trois-Gorges accroît le risque d'inondation et contraint toute une population aux déracinements. Une violence que Jia Zhang-ke retranscrit avec force, en filmant la remise en cause du modèle traditionnel (respect des codes ou de l'autorité des aînés) à travers le passage à tabac de Bin par une bande de jeunes délinquants. Mais c'est surtout en concentrant son regard sur son héroïne qu'il va parvenir à illustrer l'état d'abandon qui submerge une partie de la population : en s'emparant de l'arme pour se défendre, en répondant à la violence par la violence, Qiao brise d'un coup ses utopies naïves. Sa survie dans le monde capitaliste va prendre alors la forme d'une errance désillusionnée.
C'est d'ailleurs là où se situe la plus belle réussite du film : en faisant du portrait de la Chine celui d'une amoureuse déçue, Jia Zhang-ke nous fait percevoir la réalité désenchantée de la société capitaliste, loin des fantasmes de grandeur et des vaines promesses de bonheur facile. Après que les idylles romantiques aient foutu le camp, il ne reste plus, au centre de l'écran, que l'impression tenace d'assister à l’extension d'une société déshumanisée qui exploite ou écrase le plus faible.
Collée immanquablement à elle, la caméra filme Qiao avec déférence et nous révèle l'étiolement de sa relation avec les hommes, ceux-là même qui sont censés construire les édifices de la société chinoise : au fur et à mesure qu'il se transforme en « capitaliste », l'homme perd son statut d'objet d'amour (le père et Bin qui sont aimés, malgré leurs défauts) pour devenir progressivement antipathique (le promoteur farfelu, l'amant qui finit par être perfide et ingrat). Si le constat peut sembler aussi cinglant que peu nuancé, Jia Zhang-ke va, fort heureusement, conduire son propos avec une subtilité des plus appréciables.
Ainsi, par le truchement d'habiles ellipses narratives, il met en relief l'échec constant de l'homme capitaliste : incapable de s'adapter à son milieu, il s'égare ou se perd dans des trains qui ne vont nulle part, ou alors il demeure statique dans un fauteuil roulant, au milieu d'une gare vide ou de vaste plaine déserte. Plutôt que de s’émanciper, il s'enferme dans une logique de ressassement et peine à s'extraire de ses illusions trompeuses. C'est ce que nous indique, avec une certaine ironie, le retour de Bin sur ses terres : la scène semble identique à celle du début, si ce n'est que cette fois-ci le vaillant héros a laissé la place à un personnage bouffon et pitoyable. Une évolution délétère soulignée aussi bien par de belles idées de mise en scène (les mains qui finissent par ne plus se toucher ; les vitres qui séparent Qiao du reste du monde...), que par un minutieux travail sur l'esthétique du film (jeu sur le format de l'image, avec un passage du 1:33 au 1:85, et sur les tonalités lumineuses, avec un glissement vers des lumières diurnes ou des couleurs plus froides).
Seulement, malheureusement, ces bonnes dispositions ne suffisent pas à faire oublier les défaillances d'un récit qui se perd parfois en longueur, notamment dans sa dernière partie où certaines scènes semblent se dilater inutilement. Mais le plus gênant, peut-être, demeure cette impression d'inachevé qui subsiste en nous à la fin du long-métrage, comme si Les Eternels n'était pas le film-somme espéré. C'est comme si, en effet, Jia Zhang-ke avait prolongé le formalisme de ses films précédents, A Touch of Sin et Mountains May Depart, sans parvenir à transcender son sujet. Ses préoccupations sociales ont beau être présentes, comme nous l'indiquent ces plans sur le paysage industriel ou sur un stade en ruine, elles perdent de leur importance en étant parfois reléguées en arrière-plan ou en simple élément de décor.
Pourtant, malgré tout, Jia Zhang-ke tente véritablement de mettre la forme au service du fond, comme lorsqu'il fait passer ses interrogations identitaires à travers sa mise en images. Si ses craintes concernant la pérennité de l'identité chinoise parcourent tout le film, elles se concrétisent superbement à l'écran lors d'un final pour le moins troublant : la victoire du capitalisme, c'est l’avènement du matérialisme ! L'objet, nouveau dieu des temps modernes, impose alors sa loi à l'homme, le chassant de ses terres en érigeant des barrages, dénaturant son environnement avec des trains à grande vitesse, entravant ses relations sociales avec des téléphones high-tech... Le point de non-retour semble atteint lorsque la caméra colonise les rues et déréalise l'individu : prisonnière du champ de vision de la caméra, Qiao est effarée, la Chine est sidérée, l'homme vient de disparaître de l'écran...
(7.5/10)