Les Enfants de la mer
6.6
Les Enfants de la mer

Long-métrage d'animation de Ayumu Watanabe (2019)

Sublime horreur d’un sentiment o(ciné)anique

Dans l’œil de la baleine


Ça commence par son immersion dans le vaste et mystérieux océan, là où personne ne vous entend barboter, là où bien vite tout un chacun perd le nord. Il faut dire que de ce seuil, ce point limite d’où l’on regarde, au raz des vagues, plus grand-chose ne s’offre à la vue : le ciel clair, quelques reflets à la surface de l’eau, et puis c’est tout ! Alors on plonge, comme Orphée, pour approfondir son champ de conscience, en quête de repères autres que cette moire argentée nous renvoyant sans cesse à notre égocentrisme, nos bobos ordinaires. Et sur quoi nos yeux de Pinocchio en apesanteur tombent-ils alors ? Une petite masse sombre loin au-devant…


De plus en plus grosse d’ailleurs, cette masse… et qui se rapproche… lentement… irrévocablement même… Putain, c’est quoi ce truc ?! Une tumeur marine ? Le dégazage sauvage d’un Costa ? Bob l’éponge de sale humeur ? Un des Grands Anciens ? Mouhahahaha ! Non, rien de tout ça, mes amis. Juste un requin-baleine, certes impressionnant par la taille et fichtrement luminescent, mais néanmoins simple héraut. De quoi ? De la grande baleine bleue, le principe universel incarné, ou du moins l’une de ses myriades d’images. Celle qui te sidère et engloutit à la fois, avant de se muer en bouillonnante matrice cosmique, contractant puis redéployant toute la matière noire universelle autour de ton petit nombril, qui n’est plus dès lors vraiment le tiens mais celui du Grand Tout, avec lequel tu ne fais momentanément plus qu’un, façon The Thing !


La leçon de pareille expérience d’unité panthéiste, et en même temps d’aliénation subite, de peur panique ? L’Homme, ce roi pécheur des cités de béton, ce rampant du wasteland brûlant, n’est dans la soupe universelle qu’un bouillon cube de vie brute. Un scoop, ça ? Que non. Mais, fiou, quel vertige cognitif lorsque cette vérité te tombe sur le râble de tout son poids ! Comme un courant d’effroi traversant tout ton être, paralysé par l’indicible d’une révélation lovecraftienne. Une forme de mémoire prénatale que cette impression, remontant à ces quelques mois où tu baignais, encore non individué, dans le ventre de Môman ? Ou plus ancienne encore, allant jusqu’au surgissement de la vie sur Terre il y a de ça des centaines de millions d’années ?... De quoi en tout cas s’étonner d’entendre ces très bizarres mots sortir de sa bouche : « Le grand Pan est vivant ! Le grand Pan est vivant ! », tout en sentant son petit soldat se recroqueviller dans son slip telle une ammonite.


Et pour cause, c’est qu’on parle ici de cosmogonie. Oui, de COS-MO-GO-NIE ! De la même sorte que celles étudiées par Mircea Eliade dans Aspects du mythe - un bouquin fort recommandable au passage. Soit la grande mort/renaissance du Cosmos, l’épiphanie du circle of life, l’alpha et oméga de la ronde universelle, ce moment où tous les compteurs, du micro au macro, sont remis à zéro. Un phénomène qui, de fait, ne se reproduit qu’une fois par cycle ou éon, et à peine plus en rêve ou sur grand écran. C’est dire la chance qu’on a de découvrir Les enfants de la mer en salle ! Tel qu’on aurait rêvé découvrir ses cousins Akira, The Fountain ou la trilogie Matrix. Et pourquoi donc une telle chance, diront les aveugles ? (1) Parce que c’est là un spectacle total, un magma de formes et idées cinématographiques tous azimuts, que dis-je, le gros hug d’une Big Mama, d’une Vénus godzillesque, ne demandant pas la permission pour écrabouiller en toi la plus petite once d’esprit critique ! Voilà pourquoi !


D’où la difficulté, une fois libérer de cette redoutable emprise, de rembobiner le film dans sa mémoire, et de lister ci et là quelques éléments clés de sa recette miracle. Mais essayons quand même…


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La jeune fille entre deux eaux


D’abord et avant tout, il y a cette histoire : celle de Ruka, ado japonaise un peu vue et revue qui, entre sentiment de toute puissance, violente butée contre le principe de réalité et repli sur soi mélancolique, cherche ses limites et sa place dans le monde. Quête existentielle et bientôt métaphysique ou, ni son père absent (le mec est un bodysnatcher), ni sa mère filmée comme certains de ces fantômes nippons (une silhouette le visage à moitié masqué par ses cheveux), ne font repère. Aussi sont-ils bientôt « remplacés » dans ce rôle par Umi et Sora, deux fils du ciel et de la mer élevés par les dugongs. Deux frères également, mais aussi dissemblables que le soleil et la lune. Deux personnages, enfin et surtout, figurant la bipolarité de Ruka, à la croisée des chemins entre spontanéité enfantine (Umi le joueur) et étrangeté adolescente (Sora l’androgyne).


Rien d’anodin dès lors à ce que le don sacrificiel vienne de Sora (la météorite, fertile graine de vie) et la régression/rétention égoïste d’Umi (son mutisme soudain puis sa lutte avec Ruka lors du final). Sombre et ambigu, Sora l’est assurément. Mais c’est cette inquiétante étrangeté, et ce qu’elle cache au regard du jour, que Ruka devra littéralement digérer pour étendre son univers intime. Intégrer sa part Autre à sa personnalité en somme - si ça c’est pas la définition de l’adolescence, cette traversée nocturne sans filet ! Et tout autour, cette déclinaison des différents modes de connaissance humaine de l’univers : à Ruka l’intuition et l’expérience sensible, seules boussoles fiables dans les profondeurs mystiques où elle s’engage ; aux deux scientifiques philosophes l’observation et le raisonnement, histoire de délivrer un minimum de sous-titres explicatifs au spectateur un peu largué ; et puis à l’Ancienne la mémoire ancestrale, relai de la tradition orale.


Les enfants de la mer, un film qui carburerait donc au chiffre 3 ? À l’image de sa structure de type A/B/A’ : le Cosmos est… concret, animé, figuré (A) ; le Cosmos n’est plus… qu’une abstraction hallucinée, surréaliste, primitiviste (B) ; le Cosmos renaît… semblable à sa précédente itération et en même temps changé, réincarné, régénéré (A’). Oui, peut-être. Mais un 3 comme dédoublé alors. Puisque le même film est en fait structuré selon le principe, propre à tout récit mythologique, de la « double perspective ». Autrement dit, et tel que défini par le célèbre mythologue Joseph Campbell, le schéma voulant que le héros refondateur de l’univers se transforme de façon synchrone avec ce-dernier. Plus que ça même : la mue de l’un valant pour celle de l’autre et vice-versa. Enfin, tout ça pour dire que Les enfant de la mère est un film-univers, ou -tesseract. Chacune de ses dimensions (triangles de personnages, dualité de l’héroïne, unité du particulier dans la totalité) revoyant à elle-même ET à toutes les autres. Et sans surinterprétation de branleur cérébral, ça va sans dire...


Et cependant, la chose de ne prendre humainement sens qu’à travers l’acte de transmission et re-création qu’est le storytelling. Cet art du conteur qui, d’une génération à l’autre comme de l’Ancienne à Ruka, reconduit à l’échelle d’un individu, d’une famille, d’un peuple, à l’occasion d’un deuil, d’une naissance, d’une rupture, que sais-je encore, la grande geste cosmogonique. Ce ferment de civilisation qui te rappelle, à travers ses masques, grimaces et autres catharsis, ce que c’est que La Vie, dans toutes ses dimensions et sans abstraction cette fois-ci ! Un storytelling pouvant du reste prendre moult formes, et parmi celles-ci l’animation traditionnelle. Son intérêt entre toutes ? La liberté du trait, par-delà toute contrainte technique ou de réalisme. Que ne contient-il en effet d’énergie, de fièvre et de violence ne demandant qu’à déborder ses ornières, ce trait né d’une main (plus ou moins) humaine. Pareil à une digue au bord de la rupture, il semble à tout instant menacer de perdre les eaux, anxieux et en même temps, on le sent, désireux de laisser son dedans (Ruka, Umi, Sora) se joindre à la méga teuf se préparant au dehors (l’Océan), jusqu’à s’y diluer. Le tout loin, très loin en dessous de la ligne de raison.


De là l’autre grand intérêt de l’animation dans Les enfants de la mer : sa dialectique figuration/abstraction, foisonnement /stylisation…


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Ce qui est fini doit recommencer


Certes, c’est devenu une habitude depuis au moins Princesse Mononoke : les longs métrages d’animation japonais, toujours faits main si l’on s’arrête au character design hérité du manga, recourent en parallèle aux techniques les plus modernes, jusqu’à comme ici mélanger 2D et 3D. L’occasion de troubler un peu plus nos prunelles à chaque nouveau plan stakhanoviste : du luxe de détails de chaque compositing ; des simulations de mouvement de caméra ; du motion blur ayant fini par remplacer l’image suspendue dans une strie d’aplats fébriles (cf. les anti-lois de la physique d’Olive & Tom) ; et puis, en fin du compte, de cet horizon toujours plus proche, le réalisme photographique. Cela dit, dans cette histoire d’une technique si enracinée dans l’histoire de l’art (local et mondial), Les enfants de la mer apparait un peu comme le saumon qui, depuis le large, remonte le courant pour aller pondre ses œufs là tout a commencé.


La métaphore a sans doute ses limites. Mais le fait que c’est la structure A/B/A’ de son récit cosmogonique que suit naturellement l’évolution graphique du métrage. Partant d’une Tokyo comme frappée d’inertie sous le poids de son mode représentation hyperréaliste (à faire passer toute la mégapole pour une de ces natures mortes à la Ozu), le film en vient lors de son climax à se jeter dans un tourbillon de formes abstraites sans haut ni bas, avec pour noyau deux silhouettes en lutte, l’une tout de noir unie, l’autre tout de blanc. Ce qui n’est pas sans évoquer la symbolique du yin et du yang : la dualité primordiale, féconde de la dynamique à la fois antagoniste et complémentaire de ses deux pôles féminin et masculin (2). Après quoi, la figuration fait bien sûr retour, aussi lourde de détails qu’au début, mais désormais nimbée d’une aura nouvelle. Un peu comme une rue sous le soleil après l’orage, rappelant en cela les derniers plans de Matrix Revolutions.


Sauf que, plus qu’un orage, c’est Susanowo en personne, le turbulent dieu des tempêtes et frère d’Amaterazu (la déesse du soleil), qui semble l’instant d’avant avoir éternué sur le principe figuratif. C’est bien simple, au plus fort de ce Re-Big Bang façon shinto-chamboule-tout, on nageait en plein Guernica style ! Ciel étoilé et mer sens dessus dessous ne formant qu’une seule et même toile chaotique, percée de mini-galaxies ici et planètes là, d’êtres unicellulaires formant d’innombrables yeux ailleurs, et bien d’autres choses plus psychés les unes que les autres encore… Bref, la figuration défigurée, puis reconfigurée en mode gonzo ! Et pourtant jamais le tissu même de l’animation, autant dire, à l’écran, de la vie et notre croyance restaurée en celle-ci, ne se sera déchirée. Les petites mains derrière l’inconnu Ayumu Watanabe ayant comme passé au tamis leurs précédents ouvrages - et notamment Paprika - pour n’en garder que l’énergie pure, le principe actif.


Aussi quel contraste avec les foisonnantes scènes de contemplation sous-marines ! Ou même avec cet ultime plan, si simple, d’un tournesol, image symbole des deux infinis (petit et grand) imbriqués l’un dans l’autre. À croire l’animation du très expérimenté Ken’ichi Konishi douée de la même capacité de rupture dans la continuité que la musique de Joe Hisaishi. Et qu’est-ce qu’on est heureux que le réalisateur ait fait des pieds et des mains pour obtenir les grâces du maître. La lyre d’Orphée, le chant de la baleine dont parlent tant les personnages, c’est en fait lui ici ! Alors qu’importe si ce chant, sous sa forme originale d’infrason traversant tout sauf le vide de la mort, nous demeure aussi inaccessible que le mystère à l’origine du vivant. Sa traduction en flux d’audio-images - autre dualité féconde de ses nombreux points de friction - s’avère musicale en diable ! Au point, c’est presque sûr, de sonner les cloches d’une palanquée de ces Ulysse et Achab modernes. Ceux qui, infatigables, sillonnent les sept mers du cinémonde à la poursuite de leurs chimères et autres foyers cinéphiliques perdus !


Et puis… et puis… et puis ce papier sponsorisé par wikipédia de s’arrêter là, avant que son auteur ne tourne pouet faiseur de pluie. Ce qui dans l’eau, de toute façon, s’inverse et fait des bulles…


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(1) Et d’autant plus grande, cette chance, que la sortie en France du film d’Ayumu Watanabe précède d’à peine quelques semaines celle de son jumeaux névrosé et cathartique, sa face occidentale, celle pour qui retourner au panthéisme signifie forcément, comme revers de ce geste païen, brûler tout ce qui l’avait planqué sous le tapis, bref, je veux parler de l’ogre Midsommar, le terrassant Midsommar, le surpuissant Midsommar ! Et s’il s’en trouve encore pour douter du lien entre les deux métrages, peut-être lire ou relire le super papier du camarade Alexis Dayon serait-il une joyeuse bonne idée…
(2) À la réflexion, je ne suis plus certain que les couleurs des personnages en lutte, Umi et Ruka, soient différenciées. Ça casserait un peu mon délire yin-yang… mais pas la signification de la scène : la dualité primordiale des principes féminin/masculin comme noyau régénérateur du Cosmos. Là je persiste et signe !

Toshiro
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le 12 août 2019

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Toshiro

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