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Comme premier accomplissement cinématographique, Ridley Scott nous offre Les Duellistes, film d’époque narrant sur maintes années la rivalité entre deux hommes durant la France de Napoléon; deux ans seulement après la sortie du gigantesque Barry Lyndon, le pari est risqué. Pourtant, et ce, dès la première séquence où la caméra suit lentement la progression d’un groupe de canes qui, finalement, aboutira sur la saisissante image d’un duel prenant place dans un décor époustouflant; le jeune réalisateur épate, se dissocie rapidement de l’œuvre de Kubrick (quoique quelques influences habiteront tout de même le récit) et affirme l’unicité de son style et de ses thèmes. L’effet est réussi, l’œuvre qui en résulte, magistrale.


Encapsulant dans le brillant film qu’est Les Duellistes toute la contradiction humaine, Scott illustre avec un simple concept (l’honneur) le paradoxe de l’être humain et son entière absurdité. Notion d’une importance capitale mais infiniment sibylline (« L’honneur est indescriptible, irrésistible. » affirme à un certain point Armand D’Hubert, le protagoniste), l’honneur irrigue le récit, justifie chaque duel et chaque représailles : un coup de fusil dans la tête semble plus susceptible de s’oublier qu’une tache à l’honneur d’un gentilhomme. De plus, il est intéressant de noter qu’à mesure que progresse l’histoire et que s’accomplissent les duels, Armand D’Hubert se voit déposséder de l’assurance et du stoïcisme qu’il aimait revêtir plus tôt dans le film (pour cela, il est impératif de visionner la scène de duel à cheval, géniale restitution de la peur qui gangrène l’âme du soldat). Par là, Ridley nous fait témoins du changement qui s’opère avec le vieillissement des héros : l’honneur, capital aux yeux de la jeunesse, cède progressivement place à la volonté de vivre, désir qui apparaît avec l’âge et ses prises de conscience. Alors qu’au début ils voyaient chaque échec (lorsqu’ils ne parvenaient pas à occire l’opposant) comme une défaite sur l’adversaire, ce qui exacerbait leur soif d’honneur déjà démesurée, aujourd’hui ils perçoivent l’échec comme une victoire sur la mort. Avec une acuité folle dans son analyse du duel, Scott prouve sa maîtrise totale dans l’étude de mœurs qu’il mène au cœur des Duellistes.


Outre l’affront primaire qui, même chez l’offensé, finit par se diluer pour n’être plus qu’une vague évocation, c’est la complicité (ou devrions-nous dire l’interdépendance?) liant les deux hommes qui devient le motif principal de leur série de duels. En effet, la solitude, qui semble défendue d’être abordée en public mais qui toujours est sous-entendue, hante le corps narratif des Duellistes. Dans leurs affrontements répétés, ils retrouvent pendant un instant l’impression de partager quelque chose, de se départir du fardeau qui les pèse, de se débarrasser de l’esseulement dont ils sont victimes. Voir la caméra, d’habitude si posée et précise, se déplacer frénétiquement d’un axe à l’autre et être prise de tremblements incessants dans le seul but de saisir la beauté de ces corps en symbiose lors des scènes de duels relève du grandiose; l’amalgame de fougue et de réflexion est parfait. Déjouer la solitude par le conflit, telle est, en bout de ligne, la maxime des deux duellistes.


Entre les matins de quiétude et les nuits cacophoniques, la photographie du film s’ancre dans un esthétisme classique magnifique sublimé par les douces teintes rosées ou orangées de l’aube et du crépuscule. Les scènes, filmées au moment opportun (celui qui octroie à la pellicule une allure surnaturelle), cristallisent la tension qui transpire de ces peintures trop grandes, trop belles et trop nobles pour l’espèce humaine. L’image est édénique. La musique, elle aussi fort belle, accompagne à merveille la sérénade photographique et manifeste un certain goût pour le romantisme qui se voit confirmé dans la théâtralité de certaines scènes où, par exemple, on écrit un adieu à même la lame d’un sabre. Toutefois, la beauté ne se cache pas uniquement au sein d’images chaleureuses et jolies, elle siège également dans la froideur et la laideur des compositions. Ainsi, les paysages qui empestent la mort, les terrains de jeu apocalyptiques, les ruines empoussiérées et la neige assassine de l’hiver russe acquièrent une grâce tout aussi élevée que les doux panoramas des territoires français. La précision de la composition, du cadre et du positionnement de la caméra achève le travail photographique et confirment l’extrême génie esthétique du film dont Ridley Scott peut se targuer sans gêne.


Dans Les Duellistes, Ridley Scott se fait légiste et pratique une autopsie sur la société, pose son regard sur les désordres structurels d’une époque où les avancées technologiques trahissent une dégradation morale aberrante. Car, comme le souligne un personnage tiers durant le récit, l’être humain n’a jamais été autant civilisé, la preuve en est que, lors d’un duel, le gagnant se doit d’envoyer un médecin soigner le perdant. Et pourtant, au sein même de l’énoncé se situe l’antinomie du mode de vie humain : les duels, bien que régis par des codes stricts stipulant entre autres qu’il est défendu de défier autre que son égal en grade, demeurent, dans leurs principes fondamentaux, inhumains. L’assentiment général vis-à-vis de cette tradition barbare témoigne à elle seule de l’archaïsme d’une société se revendiquant moderne. Encore une fois, le réalisateur de quarante ans accomplit son examen sociétal avec justesse et finesse, disséminant à l’aide de dialogues subtiles mais terriblement explicites son discours lucide.


Davantage en retrait, effaçant momentanément de la mémoire du spectateur la véritable trame du récit, l’amour se décline en deux types : le passionnel, impossible et voué à s’éteindre, et le conventionné, respectant les attentes de la société et, bien que moins fusionnel, capable de survivre au temps; deux formes qui, de nouveau, viennent dénoncer par leur différence la structure sociale. Cependant, l’intérêt de ces histoires d’amour réside dans le voile de mystère qui les recouvre, dissimulant totalement les véritables sentiments du héros, comme si le réalisateur s’avouait lui-même incapable de percer le cœur du cher Armand D’Hubert. Manipulateur égocentré ou indifférent écervelé, la vérité reste vaporeuse. Tous les bouleversements émotionnels de sa première amante se voient (au plus grand dam de la jeune femme) éclipsés, balayés du revers d’une main : en cela, Ridley Scott nous expose à la cruauté de l’amour et, plus généralement, à la violence des sentiments humains qui blessent dans leur excentricité comme dans leur passivité. Malgré le fait qu’elles ne fassent point partie des plus terrassantes, certaines séquences de manifestations d’amour conservent tout de même, grâce à la criante vérité qui les alimente, un bel éclat, humble et gracieux.


Les mouvements de caméra et d’objectif qui révèlent graduellement de magnifiques tableaux, l’utilisation rigoureuse des effets sonores et du silence (qui estomaquera encore plus dans le second film du réalisateur) et l’éclairage parfaitement manié contribuent à faire du lumineux film qu’est Les Duellistes une prouesse technique hallucinante, introduisant superbement au public Ridley Scott qui, lui, loin de se contenter d’une réputation d’esthète, inocule à son film un regard cynique, assuré et légèrement pessimiste. Comme il le refera deux ans plus tard, il élabore ici une nouvelle mythologie, une nouvelle légende pareille à celles de la Grèce Antique, digne de Sisyphe : les duellistes, deux hommes qui, condamnés à se battre perpétuellement, se verront liés par l’adversité, prisonniers de leurs contradictions pour toujours, voués à vivre avec une épée de Damoclès lorgnant leur figure pour l’éternité.

mile-Frve
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le 12 juin 2021

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Émile Frève

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