Avec les Deux Anglaises ..., film auquel il tenait beaucoup, Truffaut présente une oeuvre complexe, totalement à contre courant, romantique et littéraire, difficile et riche.

Cette seconde adaptation de H.P. Roché, dix ans après Jules et Jim, propose une nouvelle déclinaison du triangle amoureux, avec deux femmes et un homme. Truffaut disait qu'avec les deux Anglaises, il avait voulu "presser l'amour comme un citron" - image reprise dans le film, lorsque J.P. Leaud son double est coincé, balancé entre les deux jeunes femmes, dans un jeu assez peu innocent. Tous ne s'en remettront pas.

Le film est difficile, la critique également - car les angles d'approche sont multiples.

Le titre en premier lieu, peut-être - aussi original que peu commercial (une des raisons du gros échec public initial ?). Il y a sans doute de grosses barrières culturelles entre la France et la Grande-Bretagne, elles apparaissent aussi dans l'approche romantique de la vie, mais elles ne sont pas d'ordre moral. En France, l'appréhension du romantisme est largement d'ordre esthétique, on y reviendra; en Angleterre, elle est totalement idéalisée, dans le flamboiement et la fulgurance de la relation amoureuse pour Ann (quitte à multiplier les relations pour préserver la flamme première), dans le mysticisme et même la dévotion pour Muriel - mais, même dans ce cas extrême, le sexe n'est pas le problème, il est un sommet de la relation, un moment essentiel mais pas sa fin, ni immédiate, ni ultime, , en aucune façon un tabou moral. L'approche française, celle de Claude, est beaucoup plus légère (au moins un temps), plus dans l'instant, elle joue volontiers sur les grands sentiments - mais comme objets esthétiques et détachés de l'action qui s'accorde mal de l'étalement dans le temps, impose l'immédiateté, la légèreté du coeur et du corps.

Il y a là une clé importante du film : le romantisme français tient beaucoup à sa représentation artistique; Claude / Leaud le dit presque explicitement : "je les aimais toutes les deux, mais je préférais les regarder". Les personnages écrivent beaucoup, et Claude, dans la plus extrême goujaterie, n'hésitera pas à exploiter les confidences intimes de Muriel, son journal "scandaleux" qu'elle a longtemps hésité à lui envoyer, pour en faire une nouvelle et publier celle-ci. Plus tard il écrira un roman dont le tire évoque d'ailleurs Jules et Jim. Dans la même perspective son approche de la virginité, à deux reprises, est d'abord d'ordre technique. L'art est omniprésent dans le film, pianos partout (la musique de Georges Delerue, qui apparaît même comme acteur à la fin du film, est d'ailleurs excellente), sculpture (celles d'Ann), tableaux sur les murs (le métier de Claude). On peut aller encore plus loin : le roman de H.P. Roché est également très présent dans le film, il en constitue même un personnage important, un acteur très physique - dans l'excellent générique, avec sa jaquette Gallimard, le défilé de plusieurs chapitres et pages imprimés, de pages annotées (par Truffaut lui-même ?), et de façon très récurrente dans le texte dit en voix off (par la voix de Truffaut ?). Cette mise à distance délibérée, celle de Truffaut artiste, rejoint celle de Claude, aboutit à une extrême stylisation également présente dans le jeu des acteurs (excellents, mais aussi, inévitablement, exaspérants) - qui a pu décourager les spectateurs et expliquer l'échec du film.

La mise en scène de Truffaut traduit dès lors cette option première - le contraste entre la passion romantique qui consume et sa mise à distance artistique qui interdit l'enfermement dans la passion. La réalisation s'appuie sur des formes extrêmement variées : plans d'ensemble où les personnages sont vus de très loin, souvent en plongée ou très gros plans, souvent sur fond neutre, qui creusent les visages, scènes de pleine nature, lumineuses dans la campagne galloise ou intérieurs très resserrés, avec caches qui finissent par isoler, belles surimpressions (en particulier le visage de la mère sur le train qui emmène Claude vers l'Angleterre) et surtout mouvements de caméra réitérés, travellings horizontaux, souvent repris à rebours et qui ramènent au point de départ.

Il y a là une seconde clé, tout aussi importante; Le film, les personnages sont toujours en mouvement - les images de voiture à cheval, de trains, de vélos, de voiture automobile même sont très nombreuse; mais tous ces déplacements renvoient toujours au point de départ, on n'avance pas, tout est bloqué. Ces blocages sont à la fois extérieurs (le rôle des mères, celle de Claude surtout) et surtout intérieurs. On se cache derrière l'autre, Ann derrière Muriel (qu'elle pose comme plus intelligente, plus brillante ...), Muriel derrière Dieu, Claude derrière sa mère, derrière son art ou derrière l'instant présent, derrière la peur de l'engagement. Et rien n'avance, ou toujours trop tard - le dernier voyage de Diurka (Philippe Léotard), avatar tardif de Claude, qui refait le premier voyage initiatique de celui-ci pour retrouver Ann mourante n'est pas anecdotique. La dilution dans le temps, liée à la peur du présent, très romantique (c'est peut-être même ce qui définit le mieux le romantisme, sous ses formes les plus contradictoires, le report ou la concrétisation immédiate) est mortifère - il est trop tard.

Le film en fait est d'un extrême pessimisme- et cela renvoie sans doute au pessimisme deTruffaut, après cette tentative approfondie"d'extraire le jus du fruit". Les dernières images sont sans ambigüité : des années plus tard, Claude, avec barbe et lunettes, sort d'un musée, au milieu d'une classe de jeunes anglaises en tourisme. Il regarde une vieille photo de Muriel enfant, croise son propre reflet dans la vitre d'un taxi qui ne pourra pas l'emmener : "mais qu'est-ce que j'ai ; j'ai l'air vieux aujourd'hui ?"
pphf

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7

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