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Adaptation d'un roman de Robert Musil (Die Verwirrungen des Zöglings Törleß), Les désarrois de l'élève Törleß, produit par Louis Malle, est la première réalisation de Volker Schlöndorff.

Au-delà de son évocation, somme toute assez conventionnelle, de la vie d'un pensionnat, avec ses rites, ses personnages (tortionnaire, souffre-douleur) et ses thématiques (découverte de la sexualité, homosexualité) incontournables, cette peinture des jeux interdits de l'adolescence est surtout une parabole glaçante sur le nazisme (même si le livre de Musil fut publié en 1906), comme le récent Ruban blanc de Michael Haneke. D'abord en raison de l'origine juive de la victime de Beineberg et Reiting. Ensuite parce que l'attitude de Törleß, partagé entre son désir de comprendre le délire qui anime ses condisciples, la compassion qu'il ressent pour Basini, mais aussi le mépris que suscite en lui la passivité de ce dernier, qui finit dans son esprit par mériter son sort, annonce l'inertie, l'indifférence du peuple allemand face aux crimes du régime hitlérien.

Les paroles que Törleß prononce devant ses professeurs, avant de quitter l'école, sont édifiantes. Avec la même froideur qui l'animait lorsqu'il voulait pénétrer certains mystères mathématiques, il explique que l'expérience vécue par Basini, ainsi que le comportement de ses persécuteurs, doivent être acceptés, à défaut d'être compris. Le mal existe naturellement chez l'Homme ordinaire, qui a en lui une part d'ombre, comme les nombres complexes ont une partie imaginaire : Quand j'en ai entendu parlé [du vol de Basini], j'ai trouvé ça monstrueux. Je pensais qu'il fallait le livrer à l'autorité. Mais le châtiment m'indifférait. J'avais un autre point de vue sur tout ça. J'étais pris de vertige [...]. Basini était un élève comme les autres. Quelqu'un de tout à fait normal. Soudain, il a connu la chute. J'avais bien sûr déjà réfléchi à l'humiliation, à l'avilissement, mais sans l'avoir jamais vu. Et puis c'est arrivé à Basini. Je devais admettre que cela existe, que l'Homme n'est pas créé bon ou mauvais, mais change perpétuellement. Qu'il est créé par ses actions. Si nous changeons ainsi, si nous pouvons être victime ou bourreau, alors tout est possible. Les pires atrocités sont possibles. Il n'ya pas de mur entre le bien et le mal. Les deux se confondent. Un Homme normal peut faire des choses horribles. La seule question est : comment est-ce possible ? Je n'ai rien dit pour pouvoir observer. Je voulais savoir comment c'est possible. Ce qui se passe quand un être s'humilie ou fait preuve de cruauté. Hier, je pensais que le monde s'écroulerait. Aujourd'hui, je sais que non. Ce qui de loin semble atroce, inconcevable, se produit simplement, tranquillement, naturellement. Et il faut y prendre garde. Voilà ce que j'ai appris.

Evocation d'une génération qui portera Hitler au pouvoir trente ans plus tard, ce film commence et s'achève par la vue d'une voie de chemin de fer, rappel sinistre de l'entrée d'un camp de concentration. Mais le propos de Volker Schlöndorff déborde le simple cadre historique du Nazisme. L'analyse fine qu'il nous propose des raisons qui poussent les Hommes à chercher des boucs émissaires a en effet une valeur universelle, qui trouve une résonance aujourd'hui, notamment dans le lien établit par certains gouvernements européens (France, Italie...) entre insécurité et accueil des étrangers...

Sur le plan formel, Volker Schlöndorff recourt ici -autre ressemblance avec le film d'Haneke- à un noir et blanc dont la sécheresse expressionniste rend parfaitement compte de l'âpreté des rapports entre les personnages. On est loin, ici, de l'imagerie poétique retenue par Christian-Jaque pour Les disparus de Saint-Agil (1938).

Côté interprétation, on retiendra notamment la composition de Mathieu Carrière (il s'agit de son deuxième film), dont le visage froid et distancié confère à Törleß toute sa complexité. On relèvera aussi la présence au générique de Barbara Steele, une habituée du cinéma d'épouvante (Le masque du démon de Mario Bava, La chambre des tortures de Roger Corman, L'effroyable secret du Dr Hichcock de Riccardo Freda).

A noter pour conclure que ce film a obtenu en 1966 le prix Fipresci, une récompense remise dans le cadre du Festival de Cannes par un jury constitué de critiques de cinéma internationaux par l'intermédiaire de la Fédération internationale de la presse cinématographique. Il est disponible dans une belle édition DVD éditée par Criterion (zone 1), sous le titre Young Törless.
ChristopheL1
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le 5 déc. 2011

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