Pièce pour Chaussons dévorants (et l'Ombre qui leur donne vie)

Chaussons de danse qui voletaient jusqu'à la mort, dévotion absolue de l'artiste.
Ce n'est pas l'obsession que poursuit la danseuse qui les étreint, ni celle du compositeur ambitieux qui donne vie musicale au conte d'Andersen, mais bien l'ambition du directeur de ballet qui orchestre ce beau monde : qui chausse les chaussons héroïques leur donne vie jusqu'à perdre la sienne. Le reste n'est rien (la reconnaissance de son nom, l'amour...). Pour Boris Lermontov tout n'est qu'art, et l'art est tout.


Ça commence par l'invasion d'un théâtre par une bande d'étudiants survoltés, mangeant et parlant dans les travées du public, haut perchés près des combles et le regard énamouré plongé vers les profondeurs de la salle. Un certain air des Enfants du Paradis de Carné.
Puis nous dévions quelques instants vers une histoire de plagiat étrangement réglé par un curieux directeur de troupe : en cette matière, nous apprend-il, il est plus honorable d'être volé que d'être voleur...


Lermontov a sa propre vision du talent et de l'art scénique. Il sait évoquer les plus grandes émotions, allier la grâce et l’exigence, et pourtant, comme le dit une protagoniste ignorée lorsqu'elle doit quitter la troupe pour vivre sa vie : "Cet homme n'a pas de cœur."
C'est inexact; il n'a pas de cœur en ce qui concerne la vie loin des plateaux (la "vraie" vie?). Figure marmoréenne et fascinante, il ne montre rien du feu qui le brûle, tels des escarpins maudits qui danseraient sans trêve et sans oreille pour le danseur torturé. Ses revirements sont presque mutiques, sa colère est froide, ses passions sont secrètes.
Et son mystère passionnant : est-il un danseur frustré de ne pas danser ? Un créateur se plaisant à dévorer ses créatures ? Un simple maître intransigeant avec les sacrifices à accomplir pour sa discipline ? Un amoureux platonique ? Au contraire, un érotomane obsédé de la chair mais uniquement voyeur, se flagellant de solitude pour alimenter le mal-être qui irrigue son art ?


Dans ces séquences de vie de troupe enlevées, parmi ces histoires de succès en coulisses et de création collective, on ne saurait aller si loin dans l'exploration de sa psyché.
Mais c'est alors qu'advient LA séquence. Le ballet des chaussons rouges.
Et le conte prend vie, et déborde de la scène, et abolit les règles de la scène, et détruit le quatrième mur et devient délire cinématographique qu'on sait impossible d'exister tel quel sur scène (et ce sera l'unique moment de danse qui se permettra une telle audace). La folie artistique embarque ce petit monde, devient parenthèse lynchéenne avant l'heure, déploie mille décors et univers fantasmagoriques. Même le public du ballet devient océan frappant la grève !
Et le regard d'ogre de Lermonov s'incarne dans un plan reposant sur une trouvaille simple et incroyable : le mauvais génie fabricant de chaussons devient une ombre gigantesque s'amusant de sa victime comme un marionnettiste sadique. Inoubliable.


Et tout s'éclaire, et tout se brouille à la fois : il faudra teindre de son sang ses chaussons pour atteindre la grandeur. Ailleurs, c'est n'est que le néant. Ainsi, La Belle Meunière et ses promesses de lumière bucolique ne verront pas le jour. Tout commence et tout finit avec ces Chaussons Rouges, sommet du film, sommet du trio Danseuse-Compositeur-Directeur qui éclatera plutôt que de constater que de sommet, ils n'en graviront jamais de plus haut.


Ils essaieront, car la vie continue, mais tout les ramènera aux Chaussons Rouges qui réclament leur victime. Ils ne feront que danser autour d'un succès passé, se demandant encore par quelle malédiction leurs rancœurs, leur aveuglément, leurs passions auront eu raison de cet instant de grâce.


Pour l'anecdote, j'ai particulièrement aimé la patine du vieux film sur la scène nocturne de la terrasse à l'hôtel de Monte-Carlo. Ce sens du détail avec le figurant en costume militaire, cette peinture figurant l'horizon maritime en toile de fond, ce journal chassé par le vent, ce couple de dos qui fait s'embrasser leurs espoirs naissants. Et ce trucage si théâtral du panache de fumée craché par le train en contrebas, dans un silence soudain ! Et quand ce panache que l'on croyait être une charmante coquetterie de mise en scène s'avère être un élément capital pour l'histoire... Un certain sens de la poésie de la fabrication des images (au sens premier et noble de la fabrication, soit même sa fragile improvisation artisanale).


Le dénouement m'a en revanche laissé plus perplexe. Je me désolais que dans cette impasse bâtie par deux hommes faisant leur choix et l'assumant jusqu'au pathétique, la femme soit incapable d'en faire un. Vous me rétorquerez qu'elle en fait un, de choix, et ô combien absolu, mais je dirais qu'elle ne fait en réalité que subir une absence de choix. Comme (et vous me pardonnerez cette malice) la pirouette d'un scénariste face au mur.
Mais cet instant est suivi par un autre d'une telle splendeur... Merveilleux et fugace. Une leçon à la fois désespérée et lumineuse sur la façon de rendre hommage par l'absence, et sur la poésie du vide entre les mouvements de la danse.

Oneiro
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le 19 mars 2020

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