On la retrouve dès les premiers instants, non sans déplaisir, la route sinueuse qui est devenue, au fil du temps, l'emblème d'Abbas Kiarostami et de son cinéma "poético-réaliste". Elle nous accueille alors avec sa gueule familière, nous invitant à suivre le périple étrange de cette voiture qui sillonne à vive allure des paysages immenses, désertiques, au sein desquels le soleil et le vent règnent en maîtres. Objet bruyant issu d'une modernité triomphante, la voiture, du fait de sa simple présence, vient souiller la pureté originelle de l'endroit, soulevant sur son passage de disgracieuses traînées de poussière... Insensible à l'infime beauté environnante, elle fonce en direction de Siah Dareh, village connu pour ses rites funéraires particuliers, suivant péniblement les circonvolutions routières, contournant laborieusement les collines, sans jamais pouvoir se fondre dans le paysage... Et avec la finesse et le sens de l'image qu'on lui connaît, Kiarostami annonce ce que sera son sujet : la course éperdue des prisonniers de la modernité, recherchant des mirages dans le désert. L'obstination de l'homme moderne à donner de l'importance au superficiel sans voir l'essentiel. Le péché d'orgueil de l'artiste qui privilégie sa propre vérité...
Une thématique éminemment philosophique qui ne doit pas nous faire craindre le film abscon et austère, car avec Kiarostami la légèreté, l'humour et la poésie sont toujours de mise. Il est l'un des rares à savoir si bien aborder la complexité à partir d'une simplicité apparente ; il nous en avait fait la preuve, quelques années auparavant, avec Au travers des oliviers, dans lequel il se servait d'un banal tournage de cinoche pour questionner notre rapport à la réalité. Ici, il fait de même et utilise la quête factice des reporters pour parler de la mort, de l'amour, de la solidarité, et de tous ces thèmes qui font la richesse de la vie. C'est là où se trouve le véritable trésor du film, à mille lieues de celui que recherche initialement Behzad et ses collègues. Le vent nous emportera revisite agréablement le récit initiatique, éprouvant ses personnages sur une réalité non conforme à leur désir, éveillant leur conscience à travers la métaphore poétique, égarant leur préjugé au détour d'un parcours tortueux et labyrinthique sans perdre pour autant son spectateur qui, lui, contemple, savoure et apprécie.
L'humour, par exemple, n'est pas là uniquement pour aérer le récit, mais permet d'aborder avec légèreté de nombreux sujets : la mort perd de sa gravité, la pesanteur s'efface et le sérieux devient subitement risible. Behzad, l'archétype du citadin présomptueux, le double en négatif du cinéaste, ne mérite au fond que nos moqueries. Du moins au début, bien sûr. Comment peut-on prendre au sérieux un homme qui ne se définit qu'à travers les oripeaux de la modernité : la voiture devient ses jambes, son téléphone ses oreilles, son appareil photo ses yeux... D'ailleurs, même son identité relève de la supercherie, puisqu'il ne doit son titre "d'ingénieur" qu'à la paire de lunettes qu'il porte sur le pif ! Alors de scène en scène, le burlesque fait son effet et anéantit délicieusement son image de respectabilité : son empressement à prendre la voiture dès que le téléphone sonne et les courses incessantes effectuées pour capter ses appels, le rendent ridicules aux yeux de tous. Ses agissements sont d'autant plus grotesques, que les communications effectuées s'avèrent totalement inutiles, ses correspondants ne prenant même pas la peine de l'écouter.
La métaphore pourrait être lourde, elle s'avère être d'une remarquable éloquence : en s'enfermant dans sa modernité, l'homme refuse de voir la beauté du monde, la richesse de la vie. L'humour employé conduit cette réflexion avec douceur, la poésie de l'image fait le reste : en montant sur sa colline pour désespérément prendre ses appels, Behzad ne prête pas attention au spectacle qui s'offre pourtant à lui. En voulant s'élever pour trouver sa vérité, il ne remarque pas celle qui se trouve à ses pieds, le vieux cimetière, lieux d'un recueillement authentique, bien loin de tout folklore.
C'est d'ailleurs vers cette authenticité que le reste du film va tendre, transformant doucement un banal récit initiatique en poème épicurien. L'image, plus que les mots, nous en révèle d'ailleurs l'extrême saveur : c'est un paysage rocailleux qui délivre son intimité au détour de ses chemins, c'est un village qui crie son identité à travers ses ruelles étroites et ses bâtisses pittoresques, ce sont ces habitants, surtout, qui défendent une vie pleine de sens et dirigé vers les sens : un jeune homme creuse un trou pour retrouver, quelque part, sa dulcinée ; une femme offre du lait en même temps que ses charmes ; les dames "dévoilent" leur espièglerie en évoquant leur troisième travail...
On suit alors avec plaisir l'éveil à la vie de notre pauvre citadin. Après avoir couru vainement après une quelconque profondeur (en montant ou descendant les escaliers, les terrasses, les collines...), notre homme la trouve enfin en se posant et en faisant preuve d'humilité. Ainsi, c'est en présentant ses excuses qu'il découvre la richesse de l'amitié, c'est en offrant un poème qu'il entraperçoit les trésors de la sensualité... Délicatement, sans que l'on s'en rende compte, Kiarostami nous a fait passer du voyeurisme macabre à la poésie humaniste, d'un intérêt étrange pour l'éloge funèbre à une véritable célébration de la vie. Tout se résume en une magnifique épopée en mobylette, au cours de laquelle un docteur clairvoyant prescrit sa vision personnelle de la vie, en disant privilégier le sucre des fraises à l'au-delà.
Ils promettent des houris dans les cieux
Mais je dirais que le vin est meilleur
Préférez le présent aux promesses
C'est de loin que le son du tambour parait mélodieux
Omar Khayam
(8.5:10)