Toujours, lorsqu'il s'empare d'un sujet, Marco Bellocchio évite l'opinion tranchée. Il préfère montrer l'ambivalence des choses, à l'opposé d'un Ken Loach par exemple, pour qui le monde se résume à une lutte entre les méchants riches et les gentils pauvres... ce qui n'empêche pas son cinéma d'atteindre parfois de sommets. Mais je digresse, déjà.


Ainsi sa Belle endormie offrait-elle une exploration passionnante de la notion de fin de vie, consentie ou non. Ici, c'est la question des repentis dont s'empare Bellocchio, en réalisant le portrait du principal d'entre eux, Tommaso Buschetta.


Le cinéaste décrit en premier lieu l'impact sur l'homme : un ancien mafieux, si imbibé de code d'honneur, ne peut se voir en balance. Il se pose donc en défenseur de la mafia "d'avant", celle qui avait des "valeurs". Bellocchio prend le temps de construire, en effet, un personnage correspondant à l'image mythique du mafieux : un homme qui ne parle pas, prêt à endurer la torture, ne cédant pas même à la menace de perdre son épouse du haut d'un hélicoptère ; un homme qui ne craint pas la mort. C'est le juge Falcone qui va ébranler cette image, en lui rappelant rudement que ce code d'honneur est surtout fait d'assassinats odieux et d'exploitation des plus faibles. Une mise à mort symbolique pour Tommaso, qui va en effet rêver son enterrement suite à cette confrontation.


Pourquoi Tommaso, ce dur, trahit-il dès lors ? Pour continuer à exister tout simplement. Nul idéal de justice dans sa démarche. Bellocchio nous le montre certes courageux, prêt à affronter la vindicte populaire et le mépris de ses anciens amis, mais aussi vaniteux et égoïste, plus préoccupé de son apparence (on le voit choisir une veste de costume avec soin, se teindre les cheveux), de sa gloire (sous des apparences modestes) et de son petit plaisir (sexuel notamment) que du monde qui l'entoure. La séquence d'interrogation de l'avocat à la fin est à cet égard un moment-clé du film : on envisage soudain que Tommaso n'ait fait tout cela que pour s'assurer une vie confortable, chirurgie esthétique et croisières de rêve. Et l'on se dit soudain qu'en effet c'est lui qui a la belle vie par rapport à tous ses copains derrière les barreaux. Et qu’il n’est peut-être ni un héros ni un salaud, mais simplement un médiocre. C'est là qu'on retrouve l'une des forces de Bellocchio : nous faire changer de point de vue sur le personnage. Pour nous rappeler qu'en effet, dans la vie, tout n'est qu'affaire de point de vue. (Quel art mieux que le cinéma pour le faire ?...) Et ce, sans nous en imposer aucun.


Le personnage se donne donc en spectacle, lors d'un procès haut en couleurs, point culminant du film. Derrière les barreaux, les mafiosi tels des fauves, vociférant, haineux, bestiaux. Ils se reflètent dans l'espace vitré où siège Tommaso. Tommaso le civilisé, le pondéré. De même, à la fin du film, Bellocchio opposera les principaux chefs, tournant dans leur cellule comme des fauves en cage, à Tommaso s'endormant sur sa terrasse face à la lune. L’image des fauves est d’ailleurs un peu lourdement assénée : cf. la fascination pour le tigre et, pire, la hyène qui tourne dans sa cage lorsque Riina se fait pincer, qui m’a évoqué rien moins que le super nanar Lucy de Besson. C’est l’un des rares reproches que j’adresserais au film.


Mais tout est-il aussi simple ?


Non, bien sûr : Tommaso trahit, mais ce faisant il agit en héros puisqu'il délivre la société de centaines de criminels. Ambiguïté. Tommaso a en effet la part belle, en apparence, mais c'est au prix d'une insécurité permanente, où qu'il soit, comme le montre la scène au resto américain, où le guitariste change le texte d'un classique italien pour en faire une menace. (Au passage, Bellocchio glisse une critique sur l'achat des armes aux USA - à côté du rayon boucherie du supermarché !) Tommaso s'insurge contre Pippo Calò qui a tué de ses mains celui qu'il avait dit considérer comme "son fils", mais lui-même, Tommaso, n'a rien fait pour protéger sa progéniture et n'hésite pas à mettre en danger sa nouvelle épouse à plusieurs reprises...


Alors, bien sûr, on retrouve les classiques du genre dans ce film sur la mafia : la fête du début, qui évoque Le guépard, référence automatique de l'idée de "fin d'une époque", et qui s'achève sur un feu d'artifice symbolisant la violence à venir ; les exécutions en série, ponctuées par un chrono qui s'affiche en bas de l'écran, pour montrer que la vie de plusieurs hommes est effacée en une poignée de secondes ; la figure du parrain avec l'effrayant Riina, qui paraît, au tribunal, un bon paysan taiseux et humble.


Mais ce n'est pas cela qui intéresse Bellocchio : il entend montrer, au-delà des métamorphoses intérieures de Tommaso, la réaction de la société italienne à cet acte de dénonciation. Des manifestations, puisque la mafia donne du travail aux Siciliens (l'argument économique, qu'on retrouve au service du statu quo en matière d'écologie), jusqu'aux réactions des femmes éplorées, estimant que Tommaso est responsable de tueries, un comble !... Bellocchio ne se prive pas ici de montrer que si la mafia existe, c'est bien parce que la société italienne ne veut pas s'en débarrasser. Il égratigne aussi la religiosité de cette société (on remarquera le crucifix dans le Tribunal !), largement hypocrite, puisqu'on n'hésite pas à pardonner celui qu'on appelle à tuer, ou à venir à l'enterrement de celui qu'on a exécuté...


Tout cela pendant 2h30 qui "passent" remarquablement bien. On se passionne pour ce procès, lieu de tous les excès. L'audition de Salvatore notamment, qui s’obstine à parler sicilien, fait littéralement la loi face à la cour ("sinon je m'en vais") ou n'hésite pas à invectiver tous les mafieux derrière lui, est un pur régal.


Mais l'idée formidable du film, son bouquet final, c'est cette ultime scène où l'on voit Tommaso flinguer froidement un type qui vient de marier son fils. J'ai mis un peu de temps à réaliser à quoi cela correspondait, et puis je me suis souvenu de l'histoire du père qui, se sachant une cible, utilise son fils comme bouclier humain. Par cette dernière scène, Bellocchio nous dit : "certes, ce Tommaso a rendu un immense service à la société italienne ; mais n'oublions pas qu'il est aussi l'homme qui a tué sans ciller un homme qui venait de marier son fils".


Bellocchio, cinéaste de la complexité, comme cette lune qui n'est ni pleine ni éteinte : à moitié pleine.

Jduvi
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le 8 nov. 2019

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