Et si Marco Bellocchio était l'un des grands réalisateurs italiens (presque) oubliés par l'histoire ? Depuis le choc de son "les Poings dans les Poches" en 1965, il a réalisé près d'une cinquantaine de films dans de nombreux genres différents, avec des degrés de réussite certes variables. Il a fallu son très beau "Vincere" en 2009, où il croquait un portrait dévastateur de Mussolini pour qu'on se souvienne véritablement de son importance, mais c'est ce remarquable "Traitre" qui devrait lui valoir, enfin, sa juste place au pinacle du cinéma italien. Comme pour Mussolini, Bellocchio réussit ici une construction parfaite, passionnante et déchirante à la fois, mêlant le nécessaire travail de mémoire sur la grande Histoire italienne (cette fois les coups terribles portés par le juge Falcone à la Cosa Nostra dans les années 90) et la peinture attentionnée de destins individuels tragiques.


La représentation de la Mafia italienne à l'écran, non dénuée de complaisance chez Coppola, démystifiée ensuite par Scorsese avec ses "Affranchis", puis trivialisée par les "Sopranos", est ici - enfin - sans concession. La pourriture humaine, sociale et politique, qui la nourrit et qu'elle nourrit en retour, est terrifiante, et ce d'autant qu'elle se dissimule derrière des mensonges (le code de l'honneur, vaste et cruelle plaisanterie) autant que derrière les archaïsmes rétrogrades d'une société sicilienne mortifère. Point de romantisme dans la criminalité organisée, seulement de l'abjection : Bellocchio est absolument clair là-dessus, et son film n'en est que plus admirable.


Mais c'est en faisant du personnage du "traître", de la "balance" son HÉROS que le film atteint véritablement son objectif : en allant contre nos réflexes quasi pavloviens de cinéphiles qui avons vénéré tant de gangsters intègres ou flamboyants, en nous ramenant à la réalité, c'est à dire qu'un monde meilleur ne sera un jour possible qu'en arrêtant de croire aux mensonges vertueux de la loyauté, de l'honneur, de la fidélité, Bellocchio réalise un film beaucoup plus anticonformisme que prévu. On sort de son "Traître" profondément ébranlés : d'abord d'avoir vu aussi justement décrit le bourbier italien, et ensuite d'avoir été témoins de l'effondrement d'idées reçues qui nous ont si souvent charmés.


Terminons par souligner la justesse du regard dont Bellocchio fait preuve en dépeignant son pays, mais qu'il démontre également en quelques scènes décrivant le Brésil des années de dictature ou les USA et leur goût pour les armes.


Oui, Bellocchio est un GRAND !


[Critique écrite en 2019]

EricDebarnot
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le 1 nov. 2019

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Eric BBYoda

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