La première apparition de Clarice Starling est subtilement normée. On aperçoit la jeune femme, aspirante enquêtrice, se livrer à un entraînement intense dans une forêt sur laquelle plane une chape de brume. La musique d'Howard Shore y ajoute quelque chose d'inquiétant, de grinçant, comme si une certaine urgence se trouvait déjà en suspension. Quelques minutes plus tard, les dés sont jetés : la nouvelle recrue du FBI, venue de l'université, est sollicitée pour interroger le docteur Hannibal Lecter, un criminel enfermé depuis huit ans dans un asile de Baltimore, prisonnier d'une cellule de haute sécurité dépourvue de toute vue sur l'extérieur. Celui que le docteur Chilton considère comme « un monstre » et « un pur psychopathe » est supposé renseigner Clarice sur un tueur en série surnommé Buffalo Bill, qui kidnappe, assassine et écorche des jeunes femmes dans le Middle West.


La première rencontre entre Clarice et Hannibal tient toutes ses promesses : les vues subjectives portent l'effroi en bandoulière, une relation perverse et ambiguë affleure, les plans normatifs foisonnent et l'opposition entre l'élève virginale et l'ancien psychiatre cannibale prend corps sur fond de confessions réciproques, souvent concédées à reculons. Ceux qui prêtent leurs traits à ces deux figures antinomiques se transcendent véritablement : Anthony Hopkins se fait aussi malicieux et glacial que terrifiant, tandis que Jodie Foster joue de son côté ce qu'il faut de candeur et d'abnégation. Hannibal ne met pas longtemps avant de percer à jour son interlocutrice. Dans un monologue mémorable, il évente avec précision ses origines modestes et les raisons ayant présidé à son entrée au FBI. Plus tard, Clarice dira à son propos, mi-captivée mi-horrifiée : « Il n’y a pas de mot pour le définir. »


C'est à ce moment-là que le réalisateur Jonathan Demme décide de muscler ses scènes : la bête sommeillant en Hannibal se réveille dans la chair et le sang, tandis que la caméra prend peu à peu pied dans le repère sordide de Buffalo Bill, conçu comme l'union bâtarde de l'anarchie et de l'oppression, rempli d'insectes rares, de mannequins, de passages insoupçonnés... et de cris de désespoir. La réalisation se met alors pleinement au service du ressenti : aux plans-séquences dans les couloirs de l'académie de Quantico succèdent ainsi des vues subjectives sous tension, des gros plans glaçants, un montage alterné autour de la cache de Buffalo Bill ou encore une séquence en vision nocturne où le suspens atteint son apogée. Chaque élément de mise en scène, chaque constante – les plans serrés sur le visage d'Hannibal par exemple – trouve une justification scénaristique, émotionnelle ou procède d'un désir de caractériser plus avant les différents protagonistes.


Cette adaptation de Thomas Harris se projette bien au-delà du cadre balisé du thriller policier. Comment percevoir Clarice dans un milieu professionnel essentiellement masculin ? Hannibal Lecter et Jack Crawford, son supérieur au FBI et ancien professeur, ne s'apparentent-ils pas à des pères de substitution pour la jeune enquêtrice, qui a manifestement du mal à faire son deuil, comme en témoigne un flashback interpellant ? De quelle nature sont les troubles sexo-identitaires de Buffalo Bill ? Le Silence des agneaux entremêle des enjeux qui questionnent l'essence même de ses personnages, ainsi que les espaces de (dé)socialisation dans lesquels ils évoluent. Surtout, il niche au coeur d'un thriller glaçant, brillamment charpenté, une relation complexe de fascination et de répulsion au sein de laquelle vont communier Hannibal et Clarice...


Critique à lire dans Fragments de cinéma

Cultural_Mind
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le 6 août 2018

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Cultural Mind

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