[Critique contenant des spoils]


Si j’en crois le petit nombre d’articles consacrés à ce film sur SC et sur Internet en général nous avons là affaire à une œuvre confidentielle, qui n’a pas conquis sa notoriété. Une injustice que cet article va tenter, à sa petite échelle, de réparer. Car Le saut dans le vide me semble un objet cinématographique assez captivant.


Normal, puisqu’il s’agit d’une captive. Marta est prisonnière de son frère Mauro. Doublement aliénée : instable psychiquement, sujette aux actions les plus imprévisibles, et aussi dépossédée de son identité par ce frère qui la verrouille. Les touches du téléphone sont cadenassées (symbole de la fermeture à l’extérieur), Mauro impose sa loi dans l’appartement (seule Marta peut repasser ses vêtements, l’enfant de Anna, la bonne, ne doit pas pénétrer dans une autre pièce que la cuisine), épie sa sœur (il semble toujours tapi dans l’ombre, écoute aux portes, fouille dans les tiroirs pour découvrir un reçu). En un mot, régente sa vie, comme on le fait en général avec les personnes jugées démentes.


Sauf que, et c’est là la force du propos, Mauro est lui-même frappé de folie. (J'ai pensé ici à Pas de printemps pour Marnie, où la folie n'est pas là où on le pense, là où elle est la plus démonstrative.) On imagine le danger de cette situation de huis clos. La bonne et son fils, seuls éléments étrangers tolérés, sont dès lors la seule issue possible pour Marta. Dès le début, on apprend que Anna ne fait la cuisine que pour Marta, c’est elle qui lui fait découvrir sur un dessin à quoi ressemble un sexe en érection, c’est elle enfin qui lui proposera l’escapade salvatrice à la plage, déclencheuse de l’issue du film.


L’issue c’est Anna… ou la fenêtre. La fenêtre joue ici un rôle multiple. Elle est ce qui permet aux voisins de constater les excès de Marta (qu’on se rappelle ici la symbolique de la fenêtre dans Rear Windows du décidément incontournable Hitchcock). Elle est aussi ce qui permet de se débarrasser des éléments non souhaités dans l’appartement : ainsi des habits que Marta ne veut plus voir, ou du sac que Mauro jette aux chiens.


Mais elle est surtout l’échappatoire possible à la folie : dès la première scène, Mauro passe la tête par la fenêtre d’où s’est jetée une femme. Cet "appel d'air" va travailler Mauro en profondeur : il veut en effet protéger sa sœur (c’est pourquoi il ferme sans cesse les fenêtres) et… s’en débarrasser. En rencontrant Giovanni, l’homme qui semblait pousser la femme au suicide sur le répondeur, il cherche quelqu’un qui puisse accomplir ce meurtre libérateur à sa place. Oui, libérateur, car Mauro est lui aussi prisonnier, captif de son amour malsain pour sa sœur.


On notera que Mauro a pour anagramme amour, ce qui n’est pas innocent pour un film largement contaminé par le français. (Ses deux interprètes principaux sont français, ce qui est une manière de les isoler du reste du monde. La version que j’ai vue était d’ailleurs une version française, considérée probablement par Bellocchio comme la version originale puisqu’il était présent au début de la séance pour l'introduire de quelques mots. Or, il existe une version doublée en italien, on le voit dans la scène censurée, réintroduite récemment dans le film, où Piccoli est doublé. Initialement, le film a donc dû sortir en français, tous les seconds rôles étant doublés.)


Donc Mauro = amour ? Le juge s’avère au contraire incapable d’aimer Marta autrement qu’en la possédant. Il n’honore pas plus une femme avec qui on le voit dîner, ni même une prostituée, qui ne le conduit qu’à la masturbation. Mauro est foncièrement immature : il est resté au stade de l’enfance, comme le montre son attachement maladif à un album de BD. Juge immature ? Voilà qui évoque irrésistiblement La grande bouffe, où Noiret était lui aussi prisonnier de ses traumatismes d’enfance…


Cette enfance surgit à tout moment au milieu du monde des adultes, plutôt que d’être montrée en flash back – une bien belle idée… même si elle ne facilite pas la lisibilité du film. On croit comprendre que sa sœur le rassurait, on voit en tout cas que la relation était très fusionnelle, au sein de cette nombreuse fratrie laissée à elle-même. Cette enfance non dépassée explique peut-être que le jeune garçon d'Anna turbulent (joué par le fils de Bellocchio) soit rejeté par Mauro : il lui reprend l’album chéri (après avoir essayé de négocier contre des chocolats, comme le ferait un enfant), crève sadiquement son ballon de foot.


Pour tenter de se libérer de ce dilemme qui l’étouffe, Mauro va rencontrer Giovanni. Un être fantasque, excessif, en un mot : libre. Giovanni est un peu l’horizon rêvé de Mauro. A l’appartement toujours sombre, clos, circulaire comme la folie, qu’expriment parfaitement les beaux panoramiques de Bellocchio, s’oppose la péniche où Giovanni est entourée de bateleurs et de cracheurs de feu – ce feu du désir qui ne parvient pas à sortir de Mauro. S’il décide de lui confier sa sœur, c’est à la fois pour veiller sur elle, pour la contrôler, mais aussi pour, peut-être, la pousser au suicide, au fameux saut dans le vide qui ouvrit le film. L’échange à ce sujet entre les deux hommes est d’ailleurs explicite, dans un dialogue sur la péniche où le visage de Piccoli, comme je ne l’ai jamais vu filmé, semble diabolique. Mauro reconnaît que si on le laissait faire, « il n’y aurait pas assez de place dans les cimetières ». Fort heureusement il est doté d’un solide surmoi, il ne passe pas à l’action… laissant ce soin aux êtres plus débridés. Que la fonction de juge puisse être confiée à un être aussi immature fait froid dans le dos, notera-t-on au passage.


Tiraillé entre pulsion d’amour et de mort, le juge sauve toujours la face. Ses pulsions meurtrières ne s’expriment qu’à l’abri des regards, lorsque dans le couloir sombre il manie les ciseaux de manière inquiétante. En public, il affiche le visage du frère aimant et protecteur. Ainsi, dans une réunion de famille, s’énerve-t-il qu’on mégote sur la qualité de la pension qu’on donnerait à Marta si elle se retrouvait internée. Elle mérite le meilleur, cela ne souffre pas discussion. Ses accès de brusque colère (que Piccoli, il faut le dire, joue comme personne, de façon absolument jubilatoire) sont éminemment suspects.


Le refuge, c’est l’appartement, fermé à triple tour – Anna compte en souriant le nombre de tours dans le pêne pour s’assurer qu’il s’agit bien de Mauro. Bellocchio le filme magistralement, mieux, de façon personnelle, car qui a vu Fais de beaux rêves trouvera dans le traitement de ce logement un air de famille. Il découpe l’espace en pièces communiquant toujours entre elles, y dispose ses personnages (je pense en particulier à la scène où Mauro, Marta et Anna occupent chacun une partie), ajoute des miroirs qui renforcent l’impression d’un monde fluide à l’intérieur de ces murs. L’obscurité permanente qui y règne évoque le giron rassurant de l’utérus. On devine le poids de l’absence d’une mère, puisque les parents de la fratrie ne sont jamais montrés. Le film est baigné de références psychanalytiques, comme bon nombre des œuvres de Bellocchio.


Alors bien sûr, quand Giovanni, épaulé d’une bande de cambrioleurs, finit par pénétrer dans le saint du saint, c’est le traumatisme. Mauro ne peut que se réfugier dans un cagibi, débordant d’angoisse. Ce qu’accomplit Giovanni, saccager l’appartement, voler tout ce qu’il trouve, est à la fois ce que Mauro désirait et redoutait. Le viol de cet espace intime s’avèrera libérateur : Marta trouve enfin la force de dire sa volonté, malgré la pression doucereuse de son frère (« tu n’oses pas dire que tu n’en as pas envie, c’est bien ça ? »). Comble du sacrilège, elle va même dormir loin du cocon protecteur de l’appartement. Mauro s’y retrouve seul.


C’est là que Bellocchio signe la plus belle scène, peut-être, du film : un plan séquence explore de façon fluide l’appartement, perdant puis retrouvant Piccoli. La caméra semble le traquer, comme Mauro le fit pour Marta. S’arrête sur une porte close, comme on en aura peu vu. Mauro l’ouvre, la fenêtre est béante. L’issue qu’il espérait secrètement pour Marta, s’offre à présent à lui.


Bellocchio a souvent traité du thème de la folie : Les poings dans les poches (que je n’ai pas encore vu), Fais de beaux rêves, Vincere, et surtout, son plus beau film pour moi à ce jour, La belle endormie. Il le fait ici avec un art de l’ellipse superbe, qui rend aussi, il faut l’admettre, le spectateur parfois perplexe.


Pour ne rien gâcher, l’humour ponctue régulièrement ce film terrible. Quelques exemples. Anna et son fils jouent avec le fil d'un chewing gum étiré démesurément (scène qui exprime une fantaisie que ne s'autorise jamais Mauro, et aussi un amour maternel qui a fait défaut à Marta). Mauro renvoie sa maîtresse après qu’elle a fait la vaisselle, suite à un dîner où l’on a parlé du prix des pommes, en demandant à celle-ci de descendre un sac poubelle, ajoutant un ingénu « tu n’es pas fâchée ? ». La prostituée qu’il fait venir est gênée par l’inquiétante absence de lumière dans l’appartement, Mauro lui concède l’ouverture du frigo. (Une lumière « froide », donc !). Lorsque Anna vient demander l’autorisation d’emmener Marta à la plage, Mauro réplique : « elle est majeure, non ? ». On s’attend à ce qu’il continue : « elle n’a pas besoin de mon autorisation ». Mais la phrase qui suit est : « elle peut venir me le demander elle-même ! ». Délicieux.


Pour porter de tels rôles, il fallait des acteurs d’exception. Enfin, surtout un, celui de Mauro. Marta a surtout à montrer une extrême fragilité, un comportement fébrile, ce dont s’acquitte correctement Anouk Aimé (de là à lui donner le Prix d’interprétation à Cannes… je n’ai jamais trouvé enthousiasmante cette comédienne). Michele Placido est intense et radical à souhait. Mais le vrai défi, c’était le personnage de Mauro, et là, on peut dire, quitte à utiliser un cliché journalistique, que Piccoli crève l’écran. Tour à tour empâté, corseté dans son costume, rageur, inquiétant, pitoyable, il ne cesse d’être crédible – et nous emporte, permettant à Bellocchio de gagner son ambitieux pari. J'ai pensé à sa composition dans Max et les ferrailleurs de Sautet, où son personnage de flic inhibé ressemble au juge du film de Bellocchio.


Oui, décidément, Le saut dans le vide est un grand film sur la folie, thème qui inspire sans relâche le cinéaste italien dont on attend toujours avec impatience, à plus de 80 ans, les nouvelles créations.

Jduvi
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le 16 oct. 2021

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