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Apprivoiser l’inconnu, s’apprivoiser soi-même

– T’as vu le retard qu’on a déjà ?


À cette question, sous-entendant un impératif encore ignoré, posée par François (Romain Duris) à son fils Émile (Paul Kircher), répondent les insupportables et anxiogènes klaxons des automobilistes coincés il y a maintenant plusieurs minutes dans cet embouteillage. Poussé à bout, incapable de combler l’immobilisme imposé, Émile s’éclipse et progresse à présent entre les véhicules, hermétique aux appels de son père. Ce n’est qu’en s’approchant d’une ambulance prise d’étranges secousses que le lycéen ralentit le pas. Le silence se fait, la tension s’installe. Après un temps, les deux vitres arrière de l’utilitaire se fendent et ce sont bientôt les portes qui cèdent sous une imposante créature oiseau amorphe, dans l’immaîtrise de son corps. Sans se questionner sur la situation, François et Émile ne cherchent qu’à se mettre à l’abri. Cette scène d’ouverture plante alors intelligemment le décor : au sein d’une société qui s’apparente à la nôtre, une épidémie s’est déjà répandue, provoquant chez certaines personnes une mutation en animal hybride. L’enjeu du film ne sera donc pas de « découvrir », mais plutôt d’« essayer de gérer ».


Essayer de gérer, pour le père comme pour le fils, la recherche de la femme ou de la mère qui, victime et mutée dans le sud, s’échappe du convoi exceptionnel et regagne la forêt. Essayer de gérer, pour François, sa relation avec son fils, reconstruire à deux ce qu’ils vivaient à trois. Essayer de gérer, pour Émile, l’intégration dans un nouveau lycée, le processus de transformation d’un inconnu en oiseau, sa propre mutation, et la naissance d’une relation amoureuse. Essayer de gérer enfin, pour le film, un drame intime emporté dans un récit initiatique, lui-même dévoré par une menace apocalyptique qui somme de reconsidérer notre rapport au monde, notre rapport aux autres. Un récit, nous l’aurons compris, plein et ample, qui alloue à chaque sous-thème un rythme particulier. Dommage cependant que ce va-et-vient parmi plusieurs histoires finisse par desservir le plan d’ensemble qu’il est censé reconstruire. Et il est un peu lassant, pour nous spectateurs, de voir ainsi un amas de couches narratives, une multiplication d’aventures plus vivifiantes les unes que les autres, pris pour schéma de toute tenue en haleine. Il nous reste en bouche ce goût amer de la convocation d’un crescendo qui n’atteint jamais vraiment la note finale, il nous reste cette frustration de l’incomplétude.


Fort heureusement, entre toutes ces déviations narratives, se dessine en filigrane un thème commun, un fil cohérent : celui de la transformation. Dans la forme comme dans le fond. Dans la forme, pour ce choix ambitieux de faire se rencontrer un fantastique et un réalisme. D’ancrer le premier dans le deuxième, de le laisser investir un mode de vie familier pour ainsi fausser une potentielle identification provoquée. Dans le fond, pour cette question autour du « gène », innée à presque toutes les séquences. Il y a le gène qu’on partage, qu’on cultive, qui nous lie (cette relation père-fils extrêmement bien écrite) et celui qui nous différencie de l’autre, qui forge nos individualités. Le tour de force est l’absence d’altérité, tout est plus subtile, plus vaporeux. Car les bestioles sont également autres à elles-mêmes, elles ne sont plus ce qu’elles étaient et ne découvrent que progressivement ce qu’elles deviennent. Il reste regrettable qu’au sortir de la séance, le sentiment de ne pas savoir trop quoi penser de ces créatures nous saisisse. Si le découpage, dans ses choix de plans, et le montage, dans son choix du rythme, nous poussent à nous identifier aux protagonistes, à observer chacun de leur geste et émotion, les scènes des bestioles sont pauvres, sans doute victimes d’un manque d’inspiration. Elles sont effrayantes pour une partie des personnages quand nous n’avons pas une once de peur. Elles se font êtres fragiles aux yeux d’autres quand nous ignorons encore tout d’elles. Alors dans cet angle mort visuel qui les abrite, nos attentes sont constamment trompées, voire balayées par des VFX douteux.


Fort heureusement encore une fois que, dans l’ensemble, la photographie accroche l’œil. Soignée et texturée, elle flirte avec un vert profond dans la forêt des Landes ou un bleu oppressant quand la nuit s’abat. Et le format scope, propice aux fresques d’aventure, rend hommage à ces paysages, fait la part belle à l’horizon. La nature pourrait ainsi être le troisième personnage principal tant ses pulsations sont captées à merveille et que ses fougères nous effleurent, que ses troncs d’arbre orientent notre regard, que la densité de ses champs de maïs nous somme de retenir notre souffle. Une sensibilité capturée égale à celle du jeu de Kircher. Il est bouleversant dans sa déchirure entre diverses temporalités et logiques. Ses scènes de mutation qu’il refuse ne sont d’ailleurs pas sans rappeler celles que subissait Justine dans le Junior de Ducournau – qui précède de trois ans Thomas Cailley à la Fémis. Elles sont touchantes autant que rebutantes, indicatrices de la progression narrative, partagées en triade avec le concerné, le spectateur, et le chien Albert. Décevant que les personnages gravitant autour de cette bombe à retardement qu’incarne Émile, soient pour le moins squelettiques. La gendarme que joue Adèle Exarchopoulos reste sans profondeur, si ce n’est lorsqu’elle convoque en ironie noire « j’attends ma mutation avec impatience » ; phrase à double sens qui pourrait transcender la dramaturgie. Et les nouvelles connaissances que se fait le jeune homme dans son lycée répondent à des clichés attendus, elles sont faussement en désaccord les unes aux autres, ne pensent pas grand-chose de la situation, et on le voit arriver de loin le méchant lycéen vengeur qui va faire du mal à notre héros. Peut-être seule Nina, incarnée par une prometteuse Billie Blain, sauve le groupe de nous provoquer un ennui assuré.


« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience », est-ce trop violent que de ressortir cet adage auquel s’accroche François en guise de conclusion ? Dans l’ensemble, Le Règne animal aurait pu être un de ces films à empreinte, s’il avait su se retenir d’être trop gourmand, si son réalisateur s’était gardé de vouloir mettre en images toute son imagination, phagocytant la nôtre dans le même geste. À vouloir être trop explicatif, le ressenti est court-circuité… Pourtant rares sont les fois où un refus de pédaler devant un père provoqua autant d’émotion.


Autrice : Lucile Gautier

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le 11 déc. 2023

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